Parmi les éléments de fond les plus critiques et éclairants se trouvent les documents internes de Chevron qui révèlent que dès 2009, Chevron reconnaissait qu’il était vraisemblable que l’entreprise soit condamnée par un jugement des tribunaux équatoriens allant à son encontre. Elle a donc décidé de répondre par ce que ses propres agents ont appelé une « stratégie de long terme de diabolisation » des avocats et des leaders des communautés qui sont derrière cette affaire environnementale, afin de salir le jugement attendu et de le rendre inapplicable[1. Voir http://j.mp/1N9qlXS]
Ces cinq dernières années, Chevron n’a pas cessé de poursuivre cette stratégie de « diabolisation » dans les médias (en particulier les médias sociaux, où l’entreprise est très active sur Twitter, des blogs anonymes, des chaînes de YouTube et d’autres supports qui reprennent constamment ses différentes attaques contre ses opposants équatoriens), en faisant du lobby dans les hautes sphères gouvernementales et, comme cela est montré dans ce rapport, à travers une campagne agressive de poursuites juridiques en attaquant personnellement ses opposants.
Chevon a entamé sa campagne de représailles avec une série de recours juridiques invoquant une loi étatsunienne qui permet à une partie d’adresser des demandes de type « discovery » (pour accéder à des documents personnels) à une personne basée aux États-Unis, et ce afin « d’aider » dans un litige à l’étranger. Chevron a initié « une série extraordinaire d’au moins 25 requêtes [de ce type] pour obtenir des documents d’au moins 30 différentes parties » dans plus d’une dizaine de cours fédérales dans tous les États-Unis[2. Dans re Chevron, 633 F.3d 153, 159 (3d Cir. 2011).], un effort qualifié d’ « unique dans les annales de l’histoire judiciaire étatsunienne »[3. Dans re Chevron, 650 F.3d 276, 282 n.7 (3d Cir. 2011).]. Les procès visaient les avocats, les animateurs, les scientifiques et toute autre personne qui avaient assisté les communautés équatoriennes dans leur action judiciaire environnementale toutes ces années. Les dossiers qui sont à la base des procédures juridiques étaient chargés de rhétoriques incendiaires portant sur des accusations présumées de « fraude » ou « d’extorsion ». Un accès presque illimité aux ordinateurs des personnes incriminées, ainsi qu’à leurs dossiers et comptes email a été requis, tout comme l’enregistrement de dépositions filmées d’individus.
En utilisant ces actions juridiques, Chevron a obtenu des centaines de milliers, sinon des millions de communications et de documents confidentiels souvent frappés du sceau du secret professionnel entre l’avocat et son client, tout comme 600 heures de scènes coupées d’un réalisateur célèbre qui avait été autorisé à filmer les communautés et leurs représentants pour le documentaire, primé en 2008, Crude : The Real Price of Oil. Ces matériaux ne reflètent aucune charge incriminante ou déplacée lorsqu’ils sont examinés dans les règles et replacés dans leur contexte. Cependant, les avocats de Chevron et leurs chargés de relations publiques ont sélectionné des bribes de ces matériaux, les ont sorties de leur contexte pour tisser un récit fabriqué en suggérant que des aspects de ce procès environnemental étaient problématiques. Chevron est allé si loin dans le découpage des vidéos en extrayant des mots, en éditant professionnellement, que le résultat est apparu « homogène », mais avec un sens totalement différent.
En effet, il a été prouvé que Chevron a joué des relations publiques et employé des firmes de détectives privés pour se conduire de façon encore plus intrusive et intimidante. Chevron a contracté des entreprises dont Kroll et Investigate Research Inc. pour préparer des dizaines de rapports sur des individus qui appuyaient les Équatoriens (dont des rapports sur des membres de leur famille), pour offrir de l’argent à des personnes qui feraient de faux témoignages (voir ci-dessous) et pour mettre en œuvre un vaste programme d’espionnage organisé contre les Équatoriens et leurs avocats. Une des principales cibles de Chevron, Steven Dozinger[4. Conseiller juridique des plaignants aux États-Unis], a à un moment engagé un détective privé et il a découvert que des personnes le suivaient furtivement partout où il allait[5. Voir la déclaration de Denis Collins, du 31 mai 2013, http://j.mp/1Mmnk2T.]. Dans l’ensemble, Chevron a admis, dans des documents juridiques, qu’il avait engagé jusqu’à 2000 avocats, chargés de relations publiques ou détectives pour rassembler des preuves contre les plaignants Équatoriens.
Avec tous ces éléments trafiqués, Chevron a porté ses représailles juridiques à un niveau encore plus extrême. En février 2011, Chevron a lancé une poursuite juridique de « racket civil », invoquant la loi étatsunienne dite « RICO », accusant les individus équatoriens qui l’avaient poursuivi pour pollution, y compris certains de leurs avocats et conseillers scientifiques, de « fraude » et « extorsion » pour avoir porté ce cas en Équateur, qui est pour Chevron une « imposture juridique »[6. Comme cela est mentionné dans la soumission originale du CETIM, les bona fides du litige équatorien ne pourraient pas être plus clairs. Nombre de nouvelles organisations ont rassemblé des preuves sur les importantes fosses de déchets toxiques au centre de la poursuite juridiciaire, voir par exemple Simon Romero et Clifford Krauss, « In Ecuador, Resentment of an Oil Company Oozes », New York Times, 14 mai 2009, sur http://j.mp/1OdRPbH, tout comme sur les personnes qui souffrent des conséquences, voir par exemple Lou Dematteis, « Chevron Says These People Don’t Matter », Huffington Post, 12 avril 2012, sur http://j.mp/1OdRV32]. Plus récemment, des vidéos montrent les équipes techniques de Chevron qui plaisantent à propos de leur incapacité à trouver des sols propres pour montrer à la juridiction équatorienne que l’environnement est propre et sûr, voir par exemple, Robert S. Eshelman, « The Chevron Tapes: Video Shows Oil Giant Allegedly Covering Up Amazon Contamination », Vice News, 8 avril 2015, sur http://j.mp/1OdRTZ6.. S’en est suivi une véritable parodie de justice. Les faits sont bien trop volumineux pour être intégralement exposés ici, mais les points suivants illustrent quelques-uns des aspects les plus dérangeants du processus (et donc du résultat) :
Chevron a utilisé un mécanisme pour que le cas RICO soit traité par un juge qui avait exprimé ouvertement du mépris pour la cause équatorienne, et l’avait même dénigré comme étant un produit de « l’imagination d’avocats étatsuniens » qui réclamaient tellement d’argent qu’ils parviendraient à « combler le déficit de la balance des paiements » entre les États-Unis et l’Équateur. Ce juge avait également ouvertement exprimé son parti-pris pour Chevron, estimant que cette entreprise devrait être protégée pour que le consommateur étatsunien ne doive pas « amener sa voiture dans une station service pour prendre de l’essence et se rendre compte qu’il n’y a en plus car ces gens [les plaignants Équatoriens] l’ont attribuée à Singapour ou n’importe où ailleurs. » Ce juge avait même publiquement suggéré que Chevron utilise le cas RICO avant même que Chevron n’y pense !
La cour étatsunienne[7. Cour du District Sud de New York] a soumis les Équatoriens et leurs avocats à d’importantes procédures de type « discovery » et à de nombreuses obligations en amont du procès. Cela a eu un fort impact financier à un point tel que leurs avocats (sauf un) ont dû se retirer du dossier six mois avant l’action judiciaire. Juste avant le procès, trois avocats se sont mis d’accord pour représenter la partie équatorienne sans être rémunérés, mais ils n’étaient pas familiers avec les faits du cas en question.
La cour a refusé à la défense (la partie équatorienne) de réaliser des requêtes de type « discovery » ou de faire référence à la pollution majeure de Chevron en Équateur, qui est pourtant la motivation fondamentale du procès équatorien et de la défense. Juste avant le procès, le juge a indiqué qu’il sanctionnerait tout avocat de la défense qui prononcerait le mot même de « pollution »…
Toujours peu de temps avant le procès, la cour étatsunienne a autorisé Chevron à abandonner toutes ses actions en dommage tout en autorisant la poursuite de la procédure . La tactique a ainsi permis que la cour refuse à la défense son droit d’être entendue par un jury impartial. En effet, aux États-Unis, tous les cas au pénal ou au civil qui revendiquent plus de 20 dollars doivent être entendus par un jury. Avec cette stratégie, Chevron a pu s’en sortir et a obtenu que le juge connu pour son parti pris, tel que décrit plus haut, décide du cas lui-même. (Après le procès, le juge a permis à Chevron de déposer à nouveau sa plainte pour préjudice de 32 millions de dollars en frais d’avocats contre la défense).
Lors du procès, la cour étatsunienne a laissé Chevron continuer à mettre en œuvre ses tactiques qui visaient à détruire la défense par la seule force brute. Par exemple, Chevron fut autorisé à soumettre jusqu’à 2000 pièces à conviction en une journée. Comme les avocats de la défense n’ont pas pu émettre d’objection à chacune d’entre elles dans les quatre jours impartis, les objections furent refusées.
La cour étatsunienne a permis à Chevron de soumettre des témoignages qui étaient anonymes ; qui étaient issus de témoins ayant fait une déposition ex parte (c’est-à-dire sans que la défense soit présente) ; et, encore plus problématique, qui provenaient d’un juge équatorien déshonoré du nom d’Alberto Guerra, qui a admis avoir reçu des commissions ou en avoir payé pendant sa carrière. Il a même admis approché Chevron pour vendre son témoignage, et Chevron lui a en effet versé des millions de dollars en liquide et autres avantages, tout ceci en violation flagrante des principes éthiques de non-rétribution des témoins de « fait ». M. Guerra était le témoin « star » et il était le seul témoin qui a témoigné (à tort) de supposée corruption dans le cas environnemental.
Étant donné la nature inéquitable du processus, il n’est pas surprenant que la cour étatsunienne ait rendu un jugement RICO en faveur de Chevron en mars 2014. Le jugement est en appel et il est à espérer qu’il sera renversé. De plus, de nouvelles preuves voient le jour, dont le fait qu’Alberto Guerra, le principal témoin de la « corruption », qui manquait déjà manifestement de crédibilité, a ouvertement admis qu’il a menti sous serment lors du procès RICO[8. Voir par exemple Adam Klasfeld, Ecuadorean Judge Backflips on Explosive Testimony for Chevron, Courthosue News Service, http://j.mp/1OdS32J.].
Cependant, indépendamment du résultat de l’appel ou d’autres développements futurs, l’utilisation de la loi RICO représente un acte d’intimidation brutale et sévère infligé par de puissants acteurs privés à ses opposants défenseurs des droits humains, en employant le système judiciaire étatsunien comme arme principale.
D’autres cours étatsuniennes et d’autres autorités légales ont reconnu le danger d’abus inhérent dans la procédure civile RICO. Dans d’autres cas, RICO a été utilisée pour ses effets « stigmatisants » et même « terrorisants », par des parties qui « cherchaient à prendre un avantage tactique ou pour s’assurer de la plus grande vengeance possible pour détruire la réputation personnelle de la partie adverse »[9. Gross v. Waywell, 2009 U.S. Dist. LEXIS 52599 (S.D.N.Y. 16 juin 2009).]. Une cour étatsunienne a désigné cela comme étant « un processus judiciaire équivalent à un dispositif thermonucléaire »[10. Katzman v. Victoria’s Secret Catalogue, 167 F.R.D. 649, 655 (S.D.N.Y. 1996).]. Mais, à notre connaissance, aucune compagnie n’avait jamais utilisé RICO contre des défendeurs des droits humains[11. Dans un autre cas, également troublant sur plusieurs aspects, le conglomérat du cirque Ringling Brothers Barnum & Bailey entamé une poursuite judiciare contre un groupe militant pour les droits des animaux comme la Humane Society en basant leur arguments sur les animaux de cirque. Les groupes animaliers ont finalement accepté de se mettre d’accord sur le cas et même de verser de l’argent à Ringling Bros. pour éviter les énormes coûts engendrés par la tenue d’un procès. Voir par exemple Thomas Heath, « Ringling Circus prevails in 14-year legal case », Washington Post, 16 mai 2014, http://j.mp/1OdRZQm.].