Défenseurs des droits de l’homme (IHD) en Turquie de 1992 à 1993

11/11/1994

[Dans le cadre de sa séance du 21 mai 2012, le Comité de l’ECOSOC sur les ONG a pris acte du fait que la période de suspension de deux ans du statut consultatif du CETIM prendrait fin en juillet 2012. Lors de cette même séance, la Turquie (qui avait sollicité que cette sanction soit prononcée contre le CETIM) a déclaré qu’elle ne s’opposerait pas à la restitution au CETIM de son statut, tout en relevant le fait que le site internet du CETIM continuait à inclure les déclarations ou interventions litigieuses, qui selon la Turquie « violent la terminologie de l’ONU ». La Turquie a donc exigé que le CETIM prenne immédiatement les mesures nécessaires pour adapter le contenu de son site internet à la terminologie des Nations Unies. La Turquie a enfin annoncé qu’elle allait « suivre attentivement les activités du CETIM » et qu’elle se réservait le droit de solliciter à nouveau le retrait ou la suspension de son statut en cas de « nouvelles violations de la résolution 1996/31 ».

Au vu de ce qui précède, le CETIM tient à apporter expressément la précision suivante :
Dans toutes les déclarations ou interventions émanant ou souscrites par le CETIM portant sur les violations des droits humains dans ce pays, les termes :
1) « Kurdistan » ou « Kurdistan turc » (entité juridique reconnue en Irak et en Iran mais pas en Turquie) devront se lire « provinces kurdes de Turquie » ou « provinces du sud-est de la Turquie » et « Diyarbakir » devra se lire « chef-lieu » de ces provinces ;
2) « Guérilla kurde/Guérilleros » ou « Combattants kurdes » devront se lire « Forces armées non étatiques » ou « Groupes armés illégaux » (termes utilisés dans les documents et instruments internationaux).

Pour de plus amples informations, prière de se référer au dossier de défense du CETIM concernant la plainte de la Turquie à son encontre auprès du Comité des ONG de l’ONU en mai 2010.]

Depuis plusieurs années, le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) suit avec attention l’évolution de la situation des droits de l’homme en Turquie. Lors de la quarante-neuvième session de la Commission des droits de l’homme, le CETIM contribua, par un exposé écrit (E/CN.4/1993/NGO/22), à une plus large diffusion de la déclaration publique du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) adoptée le 21 décembre 1992. D’amples extraits y sont reflétés.

En cette cinquantième session, le CETIM voudrait exprimer ses préoccupations concernant une répression systématique exercée par le gouvernement turc à l’encontre des dirigeants et des membres des diverses sections de “l’association des droits de l’homme de Turquie” (IHD)1. Les informations qui nous parviennent régulièrement nous laissent croire qu’oser s’affirmer défenseur des droits de l’homme en Turquie, est synonyme de risque et est en soi un acte de courage et de convictions.

A partir des divers dossiers que lui ont transmis les diverses sections de l’IHD, le CETIM a dressé un récapitulatif des événements survenus en 1992:

A) Pour la section d’Istanbul

08.01.1992 : Ouverture d’un procès au 5ème Tribunal correctionnel de Beyoglu contre les dirigeants de l’IHD d’Istanbul. Motif: autorisation à des amis et à des proches de prisonniers d’entamer une grève de la faim dans les locaux de l’IHD. Cette manifestation violerait les articles 2 et 3 du statut de l’Association. Le 11 mars 1992, les dirigeants ont été acquittés.

23.06.1992 : Suite aux plaintes reçues (arrestations arbitraires massives suite à une opération vaste dans le quartier de “Küçük Armutlu” le 20 juin 1992), l’association a envoyé une délégation dans ce quartier pour mener une enquête. Elle a été empêchée par la police de se rendre sur les lieux, celle-ci exigeant une autorisation de la part du Gouverneur.

30.06.1992 : Ouverture d’un procès au 8ème Tribunal correctionnel de Beyoglu contre M. Ercan Kanar, Président de la section. Ce dernier aurait distribué des tracts à des journalistes lors d’une conférence de presse. M. Kanar a été acquitté le 9 septembre 1992 compte tenu qu’il s’agissait d’une simple information écrite.

22.08.1992 : Lo rs d’une conférence de presse concernant les abus dus au “055”2, 83 personnes dont la majorité sont des membres de l’IHD ont été arrêtés. Parmi elles, 81 personnes ont été libérées le lendemain, quant aux deux autres, elles ont été libérées trois jours plus tard. Baki Gökçe, enseignant et Cafer Kilinç ont affirmé avoir été torturé pendant la garde à vue.

20.09.1992 : Interdiction du Gouverneur d’organiser une soirée pour commémorer le décès de Didar Sensoy, un des fondateurs de l’IHD. Motif: la commémoration de décès n’est pas prévue dans les statuts de l’association.

10.10.1992 : Descente de police dans les locaux de la section sans mandat de perquisition. Certains documents ont été confisqués (communiqués de presse, déclarations, affiches etc.).

22.12.1992 : Ouverture d’un procès au 13ème Tribunal correctionnel d’Istanbul contre les dirigeants de l’IHD Motif: lecture d’un communiqué de presse dans un lieu public. L’acquittement a été prononcé le 7 mai 1993.

29.12.1992 : Ouverture d’un procès au 3ème Tribunal correctionnel de Beyoglu contre les dirigeants de l’IHD. Motif: distribution d’un communiqué de presse signé par M. Ercan Kanar, Président de la section d’Istanbul. L’acquittement a été prononcé le 9 juin 1993, compte tenu que le communiqué de presse avait été distribué uniquement à des journalistes et non pas à la population civile.

29.12.1992 : Ouverture d’un procès au 8ème Tribunal correctionnel de Beyoglu contre un des dirigeants de l’IHD. Motif: publication d’une annonce dans un quotidien sans toutefois avoir obtenu l’aval de la direction de la section d’Istanbul. L’acquittement a été prononcé le 5 avril 1993, compte tenu que l’annonce ne concernait pas l’association.

B) Diverses sections de l’association des droits de l’homme (IHD)

21.03.1992 : Lors des événements de “Newroz” – fête nationale kurde -, le bureau de l’IHD de la section de Van a été saccagé. Yavuz Binbay, Président de l’association a été arrêté. Il a été grièvement blessé suite aux coups reçus par les forces de l’ordre lors de son arrestation. Yavuz Binbay a été incarcéré le 3 avril 1992 et libéré le 6 juillet 1992.

14.05.1992 : Sekvan Aytu, Président de la section de SIrrnak de l’IHD, a été arrêté. Incarcéré le 29 mai 1992, il a affirmé aux dirigeants de la section de Sirnak d’avoir été torturé pendant la garde à vue. Sekvan Aytu a été libéré au cours de l’année 1993.

20.06.1992 : Siddik Tan, membre du Comité exécutif de l’IHD de la section de Batman, a été assassiné par des personnes non identifiées alors qu’il était en visite chez ses proches. Il avait déjà été victime le 2 juillet 1991 d’un attentat à la bombe contre sa voiture lors duquel il avait perdu un oeil (un de ses fils de 10 ans et un autre passager avaient été grièvement blessés). Son fils, Metin Tan (22 ans) a été assassiné par des personnes non identifiées le 19 octobre 1992.

12.09.1992 : Un explosif déposé au magasin de Resit Kahraman, frère de Dr.Cemal Kahraman, représentant de l’IHD de la section de Nusaybin, a causé d’importants dégâts matériels.

22.09.1992 : Lors d’une manifestation devant la prison de Buca, 32 personnes dont 4 dirigeants de l’IHD de la section d’Izmir ont été arrêtés. Les dirigeants de l’IHD ont été libérés après 23 jours de détention.

10.10.1992 : Yesim Islegen, Présidente de la section d’Izmir de l’IHD, a été tabasée par la police qui voulait empêcher une réunion à Karsiyaka (Izmir) du syndicat des fonctionnaires. Lors de l’intervention de la police, 4 autres personnes ont été blessées.

6.11.1992 : Le gouverneur d’Adana a ordonné la fermeture de l’association jusqu’à la décision du tribunal. Mehmet Çapraz, gouverneur-adjoint, précise dans sa lettre adressée au siège de l’IHD à Ankara: “En raison des activités non conformes aux buts de l’association, les activités de votre section d’Adana sont suspendues.” Lors de la descente de police, 3 personnes ont été arrêtées. Suite à l’acquittement par le tribunal, l’association a été réouverte au début 1993.

8.11.1992 : Descente de police sans mandat de perquisition. La section de Konya de l’IHD a été fermée pour une durée indéterminée sur décision du Gouverneur. L’association a été réouverte au cours de l’année 1993.

Fin nov.1992 : Sur 16 personnes arrêtées, 9 ont été incarcérées à Yüksekova (Hakkari). Après leur libération, ces dernières ont déclaré avoir subi des pressions afin de signer une déposition à l’encontre des dirigeants de l’IHD et du HEP3.

10.12.1992 : Suite à la fermeture des locaux, le Président de la section de Samsun de l’IHD, Mahmut Kolukisa déclara: “Dans la décision, il est précisé que la fermeture sera valable jusqu’à ce que le procès aboutisse. Pourtant le procès en question a pris fin par un aquittement en 1991. A notre avis, le but de cette décision est d’empêcher nos activités durant la semaine des Droits de l’Homme.” La section a été réouverte trois jours plus tard.

Déc. 1992 : Dr. Rusen Aydin, Président de la section de Kütahya de l’IHD, a été forcé de démissioner de son poste de directeur-adjoint à l’hôpital de SSK – assurance sociale en faveur des fonctionnaires – vu qu’il recevait de constantes pressions pour qu’il quitte l’IHD.

12.12.1992 : Gülay Toraman, épouse d’Hüseyin Toraman disparu depuis 1991, a été arrêtée sur un mandat d’arrestation lancé par la police d’Istanbul après avoir participé à une réunion organisée par l’IHD de la section d’Izmir. Elle a été transférée à Istanbul et le Tribunal de Sûreté de l’Etat d’Istanbul (DGM) a décidé son incarcération.

13.12.1992 : Tayfun Gönül, médecin, a été arrêté après avoir participé comme intervenant à une réunion sur le thème de la paix organisée par la section d’Izmir de l’IHD. Selon les autorités, Tayfun Gönül serait un déserteur. Il a été libéré 2 jours plus tard.

La répression sur les dirigeants et les membres des diverses sections de l’IHD se sont accrues au cours de l’année 1993. Une partie des dossiers de diverses sections ont déjà été transmis au CETIM. A l’heure de rédaction de cet exposé écrit, le récapitulatif est incomplet mais demeure révélateur quant aux difficultés auxquelles se heurte l’ensemble des sections de l’association. Le CETIM tient à souligner également les difficultés de communication, plus marquées dans le sud-est du pays, soit les provinces kurdes. A noter que depuis les événements sanglants de “Newroz” en mars 1992, outre la section de Diyarbakir, les autres sections de l’IHD se trouvant dans les provinces kurdes ne sont plus actives à cause de constantes répressions. Les dirigeants et les membres actifs de ces diverses sections, constamment menacés, souvent arrêtés et torturés, ne peuvent plus faire de déclarations.

18.02.1993 : Kemal Kiliç, membre du Comité exécutif de la section d’Urfa de l’IHD, a été assassiné dans cette ville par des personnes non identifiées.

21.02.1993 : L’avocat Metin Can, Président de la section d’Elazig de l’IHD et le docteur Hasan Kaya, membre de l’association, ont été assassinés après leur enlèvement par des personnes non identifiées. Leur corps a été retrouvé le 27 février 1993. Tous les deux avaient reçu des menaces auparavant; Metin Can s’occupait de procès politiques, quant à Hasan Kaya, il avait quitté Sirnak suite à de constantes menaces.

24.02.1993 : Cemal Akar, membre de la section d’Erzincan de l’IHD, a été retrouvé mort après son enlèvement.

25.04.1993 : Une délégation, appelée “Initiative IHD-Intellectuels”, a effectué une visite de 3 jours (23-25 avril 1993) dans la province de Diyarbakir afin d’observer le processus d’un cessez-le-feu. Durant les deux premiers jours, la délégation a rencontré des autorités et des dirigeants locaux de divers partis et organisations. La délégation s’est rendue notamment à Lice, à Kulp et au village de Fum. Elle a également rencontré à Diyarbakir des paysans déportés du village de Kelekçi. Le 3ème jour, la délégation4 s’est rendue à Bismil. Après un entretien et avec l’accord du préfet de Bismil, Kenan Yozgatli, la délégation s’est rendue au village de Tepecik. A leur arrivée, les gardiens de village ont brutalisé la délégation et ont tiré sur certains membres en les menaçant de mort s’ils ne partaient pas. Au lieu d’intervenir, les gendarmes ont encerclé les membres de la délégation en braquant leur arme. Vu le comportement de ces derniers, la délégation a dû quitter le village sous les tirs.

15.06.1993 : Le gouverneur d’Ankara a interdit la tenue d’un Symposium sur la question kurde, prévu pour les 25-27 juin 1993 et organisé par l’IHD. Mehmet Çapraz, gouverneur-adjoint, précisa dans sa lettre datée du 15 juin 1993: “Tenant compte de la situation actuelle et de la montée des événements, un Symposium sur la question kurde peut créer des conséquences néfastes. Donc, il n’est pas approprié de tenir ce Symposium à la date prévue.” Pourtant, parmi environ 400 personnalités invitées, M. Süleyman Demirel (Président de la République), M. Erdal Inönü (Vice-Premier Ministre), M. Mesut Ylmaz (Président d’ANAP, principal parti d’opposition) avaient répondu favorablement à l’invitation de l’IHD. Le recours fait par l’IHD auprès du 7ème Tribunal administratif à Ankara a été rejeté le 24 juin 1993. Motif: le Gouverneur cite, parmi ses arguments, que la tenue du Symposium peut provoquer non seulement des événements portant atteinte à l’ordre établi mais aussi des dégâts importants. Il relève aussi que pour la sécurité du Symposium, la coordination et les obligations légales ne pourraient pas être réunies. La prise de position d’Erdogan Sahinoglu, Gouverneur d’Ankara, sur la question kurde se ressent clairement dans sa lettre adressée au tribunal administratif. Il précise qu’il n’y a pas de question kurde en Turquie. Il est plutôt question de sécurité et de développement à l’Est.” Par ailleurs, le gérant du Grand Hôtel où le Symposium devait se tenir, a fait savoir à l’IHD qu’il a reçu des menaces de la part de la police et pour cette raison il annulait le contrat. L’IHD a protesté l’interdiction du Symposium par une conférence de presse tenue devant le Grand Hôtel le 25 juin 1993.

18.06.1993 : Fermeture durant 15 jours de la section de Mersin de l’IHD. Motif: la présence de personnes non membres à l’association dans les locaux et possession de revues en vente libre dont certains numéros ont été interdits par le Tribunal de Sûreté de l’Etat (DGM).

06.10.1993 : Ouverture d’un procès en vue de la fermeture fort probablement définitive de la section d’Istanbul de l’IHD par le procureur de Beyoglu. Motif: organisation d’une réunion au mois de décembre 1992 sur le thème de la question kurde.

07.12.1993 : Deuxième séance au Tribunal du procès dont l’objet est la fermeture de la section d’Istanbul. Selon les lois en vigueur, une section ne peut être fermée définitivement si le siège ne l’est pas. C’est pourquoi, à ce jour, le dossier est entre les mains du Procureur de la République d’Ankara, le siège de l’Association se trouvant en cette ville.

Préoccupé par la situation, le CETIM, en collaboration avec la Ligue suisse des droits de l’homme, la section suisse d’Amnesty International et l’Association pour la prévention de la torture, a invité le 2 décembre 1993 deux responsables de l’IHD: Akin Birdal, Président de l’IHD et Ercan Kanar, Vice-président de l’IHD et Président de la section d’Istanbul. Leur témoignage nous apprit qu’au cours de ces deux dernières années (1992-1993), à quarante reprises, des sections de l’IHD ont périodiquement été fermées. Pourtant toutes ces sections ont été créées conformément aux lois turques.

Par ailleurs, les deux responsables de l’IHD soulignèrent qu’au cours de 1992 et 1993, cinq dirigeants ont été assassinés. Au moment de leur visite à Genève, 10 avocats défendant l’association, se trouvaient en prison. Quant au quotidien, il est composé de perquisitions sans mandat, d’interdictions multiples et d’arrestations arbitraires.

Se référant au paragraphe 13 de la Partie I de la Déclaration et du Programme de Vienne, le CETIM recommande à la Commission des droits de l’homme de mettre tout en oeuvre pour que la Turquie s’engage fermement à prendre des mesures pour:

1) que la sécurité des défenseurs des droits de l’homme soit assurée

2) que les menaces, les intimidations à l’encontre des dirigeants et des membres actifs de l’Association des droits de l’homme de Turquie cessent immédiatement

3) que les activités et les programmes d’action de l’IHD en faveur de la défense et de la promotion des droits de l’homme puissent être réalisés dans le respect et la jouissance des droits fondamentaux.

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