Répression à l’encontre des prisonniers et des défenseurs des droits humains en Turquie

11/11/2001

[Dans le cadre de sa séance du 21 mai 2012, le Comité de l’ECOSOC sur les ONG a pris acte du fait que la période de suspension de deux ans du statut consultatif du CETIM prendrait fin en juillet 2012. Lors de cette même séance, la Turquie (qui avait sollicité que cette sanction soit prononcée contre le CETIM) a déclaré qu’elle ne s’opposerait pas à la restitution au CETIM de son statut, tout en relevant le fait que le site internet du CETIM continuait à inclure les déclarations ou interventions litigieuses, qui selon la Turquie « violent la terminologie de l’ONU ». La Turquie a donc exigé que le CETIM prenne immédiatement les mesures nécessaires pour adapter le contenu de son site internet à la terminologie des Nations Unies. La Turquie a enfin annoncé qu’elle allait « suivre attentivement les activités du CETIM » et qu’elle se réservait le droit de solliciter à nouveau le retrait ou la suspension de son statut en cas de « nouvelles violations de la résolution 1996/31 ».

Au vu de ce qui précède, le CETIM tient à apporter expressément la précision suivante :
Dans toutes les déclarations ou interventions émanant ou souscrites par le CETIM portant sur les violations des droits humains dans ce pays, les termes :
1) « Kurdistan » ou « Kurdistan turc » (entité juridique reconnue en Irak et en Iran mais pas en Turquie) devront se lire « provinces kurdes de Turquie » ou « provinces du sud-est de la Turquie » et « Diyarbakir » devra se lire « chef-lieu » de ces provinces ;
2) « Guérilla kurde/Guérilleros » ou « Combattants kurdes » devront se lire « Forces armées non étatiques » ou « Groupes armés illégaux » (termes utilisés dans les documents et instruments internationaux).

Pour de plus amples informations, prière de se référer au dossier de défense du CETIM concernant la plainte de la Turquie à son encontre auprès du Comité des ONG de l’ONU en mai 2010.]

Le 19 décembre 2000, l’armée et la police ont lancé, dans les prisons turques, une opération intitulée ” retour à la vie ” dans le but de mettre un terme au mouvement de grève entrepris par un millier de prisonniers politiques qui protestaient contre la généralisation du système d’isolement cellulaire en Turquie (prisons de type F), opération qui a causé la mort de 30 prisonniers.

Isolement cellulaire

Les organisations signataires entendent réaffirmer leur préoccupation quant à la mise en place du système d’isolement cellulaire dans les prisons turques et le transfert des prisonniers politiques dans ces cellules. Nous rappelons ici que tous les experts internationaux s’accordent pour indiquer qu’une telle isolation sociale constitue en soi une menace pour la santé mentale et physique du détenu. Nous en voulons pour preuve les observations finales du Comité des droits de l’Homme (Danemark, CCPR/CO/70/DNK, 15/11/2000) dans lesquelles il estime que ” l’isolement cellulaire est une peine sévère entraînant de graves conséquences psychologiques qui ne se justifie qu’en cas d’extrême nécessité ; le recours au placement en isolement cellulaire hormis dans des circonstances exceptionnelles et pour des périodes limitées est contraire au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques”.

Les conclusions du Comité européen pour la Prévention de la Torture (CPT) publiées à la suite de ses récentes visites en Turquie viennent rappeler, elles aussi, qu’il est impératif que les détenus soient en mesure de passer quotidiennement un temps raisonnable à exercer certaines activités de plein air. Les transferts de détenus dans les nouvelles cellules individuelles dans le contexte de la généralisation des prisons de type F mettent, au contraire, en péril, et ce de manière évidente, la santé physique et psychologique des détenus, au-delà des risques de multiplication des cas de torture et de mauvais traitements sur les détenus.

Dans son rapport de mission de 1998, le Rapporteur Spécial sur la torture dénonçait déjà le recours répandu à la torture dans les prisons, autant que l’abus de la force pour mettre fin aux troubles provoqués par les protestations des prisonniers contre leurs conditions de détention. Les grèves de la faim régulièrement menées par les prisonniers depuis quelques années viennent dénoncer de manière dramatique sinon détérioration, l’absence totale d’amélioration des conditions de détention dans les prisons turques et de la prise en compte des revendications des prisonniers en matière d’accès aux soins médicaux et de sécurité personnelle.

La réalité des prisons turques : le traitement des prisonniers politiques

L’article 78/3 du Règlement officiel des prisons, adopté en 1989, a instauré le statut des prisonniers politiques, et par la même occasion, la discrimination dans le traitement des détenus. L’exemple le plus alarmant de cette discrimination concerne tant le condamné que le prévenu qui doit, en vertu de la Loi anti-terroriste1 (Loi donnant compétence aux Tribunaux de Sûreté de l’Etat DGM), être incarcéré dans une prison de type cellulaire (Prison de type – F). Au-delà de ces dispositions, en pratique, la correspondance est interdite entre les prisonniers politiques, la libération sous condition est rendue plus difficile, les visites aux proches en dehors du premier degré de filiation ne sont pas autorisées, et le transfert dans les prisons ouvertes ou semi-ouvertes est impossible2. Toutes ces pratiques discriminatoires sont contraires à l’article 10 de la Constitution sur l’égalité de traitement.

En plus de ces privations ou restrictions, les prisonniers sont régulièrement agressés, voire tabassés par les gardiens lors de leurs transferts au tribunal, à l’hôpital ou dans d’autres prisons, à tel point que certains détenus refusent d’être transportés à l’hôpital de peur de subir ces violences (de la part des membres des forces de sécurité).

Usage excessif de la violence par les forces de sécurité à l’encontre des prisonniers depuis 1995

Le projet de mise en place des prisons de type F, engagé par les autorités turques depuis 1991, a mené les prisonniers à engager des mouvements de protestation importants aboutissant à des grèves de la faim illimitées pour dénoncer tant leurs conditions de détention dans le système de dortoirs, que les risques d’aggravation de la pratique de la torture dans les cellules d’isolement. Ces mouvements ont abouti, de manière systématique à des interventions violentes des forces de sécurité causant la mort de plusieurs prisonniers, tant condamnés que détenus. Nous rappellerons ici les évènements de janvier 1995, où 3 prisonniers trouvent la mort dans la prison d’Umraniye (Istanbul) ; en septembre 1996, 10 prisonniers politiques perdent la vie suite aux interventions militaires dans la prison de Diyarbakir ; le 26 septembre 1999, 10 prisonniers politiques sont tués et 28 blessés dans la prison d’Ulucanlar, d’Ankara, suite à une nouvelle opération militaire. Le 5 juillet 2000, suite à une intervention des forces de l’ordre dans la prison de fermée de Burdur, 61 détenus sont grièvement blessés. Enfin, le 19 décembre dernier, l’intervention armée des forces de sécurité dans les prisons turques a causé la mort de 30 détenus.

Répression à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme dans le contexte des mouvements de protestations des prisonniers politiques

En dépit de ses engagements à respecter le volet ” droits de l’homme ” des critères dits ” de Copenhague ” dans le processus d’adhésion à l’Union Européenne, la Turquie continue à mener une politique de harcèlement envers les membres des organisations non- gouvernementales, des avocats des prisonniers politiques ainsi que des médecins turcs.

Intimement liée au traitement discriminatoire des prisonniers politiques, la situation des défenseurs des droits de l’homme, et en premier lieu des avocats des prisonniers politiques, s’aggrave au fil des années. Nous en voulons pour preuve les fouilles dégradantes systématiques et le harcèlement (fouilles et confiscations de dossiers, et fouilles à corps humiliantes) auxquels sont soumis les avocats (exemple : dans les prisons d’Erzurum, Buca, Mus, Ümraniye, Sagmalcilar). Le 14 janvier 2000, les trois Ministères de la Justice, de l’Intérieur, et de la Santé ont adopté le Protocole dit ” Tripartite ” qui a donné une base légale au harcèlement des avocats lors des visites. Au-delà de la violation du secret professionnel (articles 4, 6 et 11 de ce protocole), pourtant protégé par l’article 144 du Code de Procédure Pénal turc (qui prévoit que ” les correspondances entre l’inculpé et son défenseur ne peuvent, en aucun cas, être contrôlées “), ledit protocole légalise tant la fouille des serviettes des avocats (ex. dans les prisons de type spécial de Yozgat, Bayrampasa…), que la restriction des visites des avocats (ex. prisons de Giresun, Iskenderun…), ou encore l’écoute des conversations et entretiens privés entre prisonniers et avocats.

Médecins : Obstacles dans la pratique médicale, harcèlement et pressions exercées à l’encontre des médecins par les autorités turques

Depuis de nombreuses années, le Centre International pour la Réhabilitation des Victimes de la Torture (IRCT), conjointement avec l’Association Mondiale des Médecins (WMA), et de nombreuses organisations de médecins et défenseurs des droits de l’homme, ont travaillé ensemble pour soutenir le travail des médecins turcs.

Les organisations signataires partagent pleinement les préoccupations de la WMA et d’autres associations de médecins concernant tant le traitement des prisonniers en Turquie que les pratiques menées par les autorités turques fragilisant les relations médecins-patient amenant souvent les médecins à adopter des conduites violant l’éthique médicale.

Les interventions des forces de sécurité turques dans le but d’étouffer les mouvements de grèves de la faim dans les prisons en décembre 2000 se sont révélées totalement disproportionnées au regard de la menace provoquée par les prisonniers. De nombreux prisonniers déjà très affaiblis par les effets de leurs grèves de la faim, ont été aspergés de liquides inflammables et brûlés vifs lors de l’opération du 19 décembre dernier. La permanence de la pratique de la torture dans les lieux de détention en Turquie, attestée par nombre d’ONGs nationales et internationales, souligne le besoin de libre accès à un médecin indépendant et impartial, et ceci principalement, dans le contexte de l’usage disproportionné et excessif de la force lors des opérations armées depuis 1995 dans les prisons turques.

L’une des préoccupations majeures de toutes les ONGs co-signataires concerne l’engagement des professionnels médicaux, de manière volontaire ou sous contrainte, dans des pratiques contraires à l’éthique médicale. De nombreux médecins ont ainsi signé ou été encouragés à signer de faux certificats médicaux attestant l’absence de torture. De surcroît, certains médecins ont été amenés à traiter médicalement de force les prisonniers en grève de la faim. Lors des évènements récents dans les prisons turques, les autorités ont tenté à plusieurs reprises de mettre un terme aux grèves de la faim illimitées des prisonniers en imposant aux médecins de les nourrir de force. A ce propos, nous entendons rappeler les principes directeurs pour les médecins amenés à traités les personnes en grève de la faim, contenus dans la Déclaration de Malte, adoptée par l’Assemblée Générale de l’Association Mondiale des Médecins en 1991. Selon ces principes, aucun médecin ne doit exercer de pression sur les gréviste de la faim dans le but de l’amener à abandonner son jeûne. Il est essentiel, à ce niveau de rappeler combien il convient de protéger les médecins soignant les victimes de torture, de toute forme de menace de représailles. Les médecins doivent pouvoir exercer leur pratique sans craindre d’être harcelé ou persécuté.

Impunité

De source sûre et concordante , la pratique de la torture en Turquie apparaît au fil des années, courante, voire généralisée dans les lieux de détention. Si la plupart de ces cas ne sont pas signalés aux autorités, c’est essentiellement parce que des poursuites sont rarement engagées contre les responsables de l’application de la loi qui se livrent à des actes de torture, que leurs auteurs sont rarement condamnés, et que dans les cas exceptionnels où une condamnation est prononcée à l’encontre d’un responsable de l’application des lois, les peines sont généralement légères.

L’absence d’enquête indépendante et impartiale susceptible de faire la lumière sur les responsabilités des décès en détention, liés depuis quelques années tant, à la pratique de la torture dans les centres de détention, qu’aux interventions armées des forces de sécurité dans les prisons turques démontre bien le manque de volonté de la part des autorités turques de lutter efficacement contre l’impunité et de mettre en conformité ses textes constitutionnels et pénaux avec les standards européens et internationaux pourtant ratifiés par la Turquie.

Conclusions

Les ONGs signataires sont d’avis que les problèmes de criminalité ou de troubles internes aux prisons turques ne peuvent en aucun cas légitimer l’usage excessif de la force ni le recours à la torture ou aux mauvais traitements, qui sont des crimes tant en droit turc qu’en droit international.

La répétition des opérations des forces de sécurité à l’intérieur des prisons depuis 1995 laissent à penser que si l’usage abusif de la force et de la violence ainsi que la pratique de la torture et des mauvais traitements lors de ces interventions à l’encontre des prisonniers en grève de la faim ne correspond pas à une démarche approuvée au plus haut niveau, elle constitue bien une pratique délibérée des autorités dans le but de briser la volonté des détenus, et à fortiori des prisonniers politiques en grèves de la faim.

Dans ce contexte de répression généralisée et systématique à l’encontre des prisonniers politiques et des défenseurs des droits de l’homme en Turquie, les ONGs co-signataires demandent à la Commission des Droits de l’Homme :

1. d’encourager la Turquie à mettre en place une enquête indépendante et impartiale sur les interventions répétées des forces de sécurité dans les prisons depuis 1995 ayant causé la mort de nombreux prisonniers, et de publier les résultats de cette enquête ;

2. de recommander au gouvernement turc de garantir que toute allégation de torture et de mauvais traitement soit examinée rapidement et de façon approfondie par une instance indépendante ayant l’autorité pour engager des poursuites;

3. d’engager les autorités turques à permettre aux avocats ainsi qu’aux médecins indépendants le libre accès aux centres de détention afin d’enquêter sur les allégations d’usage excessif de la force et de torture et de permettre d’apporter un traitement médical adéquat aux détenus ;

4. dans une approche plus globale des problèmes pénitentiaires prévalent en Turquie, de permettre aux organisations non gouvernementales et à d’autres secteurs de la sociétés civile d’effectuer des visites régulières des lieux de détention et de mener des entretiens confidentiels avec toutes les personnes privées de liberté ;

5. d’encourager les autorités turques à abandonner le système d’isolement cellulaire des détenus pendant de longues périodes dans les prisons de type F, et de permettre aux détenus d’avoir des contacts entre eux ;

6. d’exiger de la Turquie qu’elle mette en conformité ses pratiques en matière d’administration de la justice et d’exécution des peines avec les dispositions de l’article 10 du Pacte International sur les droits civils et politiques en mettant un terme aux fouilles dégradantes le jour des visites des détenus, en levant les restrictions sur les visites des avocats et des familles des détenus, en prévenant de jure et de facto les actes de violence lors des transferts du lieu de détention au tribunal et/ou aux autres prisons ;

7. d’appeler la Turquie à abolir la loi anti-terroriste

8. d’encourager le gouvernement turc à dissoudre les Cours de Sûreté de l’Etat, ou du moins d’accepter d’engager une réflexion au niveau national et international sur les dérives des Tribunaux d’exception

9. d’encourager la Turquie à se conformer aux instruments internationaux et régionaux des droits de l’homme faisant obligation à l’Etat d’éliminer la torture et d’offrir des réparations effectives aux victimes de torture et de mauvais traitements analogues imputables à des agents de la fonction publique ; notamment, de respecter la Convention contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, et la Convention européenne pour la prévention de la torture.

Catégories Cas Déclarations Droits économiques, sociaux et culturels DROITS HUMAINS
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