L’Association Américaine de Juristes (AAJ) et le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) sont les auteurs de nombreuses déclarations portant sur les pratiques et politiques des sociétés transnationales (STN) au regard des droits humains et participent activement aux sessions du Groupe de travail sur les méthodes de travail et les activités des sociétés transnationales de la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme (SCDH). Les 4 et 5 mai de cette année, le CETIM et l’AAJ ont organisé un séminaire de travail sur les activités des sociétés transnationales et la nécessité de leur encadrement juridique dont les conclusions vous sont ici présentées de façon résumée. Etant donné leur intérêt ces organisations souhaitent que ces conclusions soient examinées et prises en compte lors de la présente session du Groupe de travail.
Les pratiques et politiques des STN posent de nombreux problèmes au regard de la jouissance des droits humains. Tous sont directement relié à l’objectif fondamental des STN, à savoir l’obtention d’un bénéfice maximum en un minimum de temps. Or les moyens employés (réduction maximum des salaires, production dans des pays peu regardant sur le respect des droits du travail et celui de l’environnement, avantages fiscaux, réglementation flexible et/ou particulièrement favorables, taux d’intérêts élevés pour leurs capitaux spéculatifs, etc,) vont régulièrement à l’encontre de ces droits qu’il s’agisse des droits civils et politiques, des droits économiques, sociaux et culturels ou du droits au développement.
Au plan économico-financier, le caractère éparpillé et multiple des activités des STN, les constantes fusions-acquisitions et changement de nom, la difficulté d’établir le lien entre une société déterminée et des produits ou services brouillent leur visibilité. Pourtant, les STN sont des entités concrètes et leurs principaux dirigeants sont identifiables. Leur domicile légal peut être localisé: dans le pays du siège social de l’entité mère, celui du siège de leurs principales activités et/ou la société a été enregistrée. Mais, il est toujours possible d’identifier sa nationalité dans la mesure où elles sont régulièrement défendues par une grande puissance ou une autre à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), au Fonds Monétaire International (FMI) ou à la Banque Mondiale (BM).
Au plan politique, les STN participent activement à la subordination de la politique à l’économie tant au niveau mondial qu’à celui de chaque Etat en particulier. Les dirigeants des Etats et des organisations internationales inter-étatiques tendent délibérément à soumettre aux groupes économiques les plus puissants le pouvoir de décision et les fonctions inhérentes aux institutions politiques. Prétextant la “participation de la société civile”, les élites politiques offrent aux STN la possibilité de développer leur stratégie à l’échelle mondiale et d’influencer les orientations de la politique en fonction de leurs propres intérêts comme le montre, par exemple, la structure de certains organismes internationaux (FMI, BM, OMC), conçue pour fonctionner à leur service. Ce phénomène affaiblit ou annihile la démocratie représentative et remet en cause le rôle des institutions politiques, tant nationales qu’internationales.
En outre, les STN ont les moyens d’influencer la politique des Etats (financement de campagne électorale, corruption des élites politiques, appui logistique à des activités terroristes (groupe paramilitaire, milices privées), de coups d’Etat et de dictatures sanguinaires).
Aussi, est-il nécessaire et urgent de récupérer la primauté du droit comme expression de la volonté populaire, de procéder à la démocratisation des organisations internationales et d’assurer la transparence de leur fonctionnement.
Encadrement juridique des STN
Les STN sont des personnes morales de droit privé, tout comme les personnes physiques, elles peuvent être des sujets de droit international. Mais elles ne sont pas des personnes morales internationales, qualité dont seuls jouissent les Etats et les organisations inter-étatiques.
Du point de vue de la défense des droits humains, il n’est pas acceptable que le flou juridique et l’impunité dont bénéficient les STN se perpétuent. Aussi est-il indispensable :
1. d’adopter des principes pour l’encadrement juridique des STN partant des prémices suivantes:
a) les communautés nationales et la communauté internationale sont des communautés juridiques de droit public ;
b) les bases juridiques qui les constituent sont obligatoires pour les personnes physiques et morales ;
c) les STN sont des personnes morales, sujets et objets de droits ;
d) les normes juridiques en vigueur sont également obligatoires pour les dirigeants des STN.
2. de généraliser le principe de la responsabilité pénale des personnes morales qui, de façon contraignante, fait déjà partie de la Convention pénale européenne sur la corruption (1999) et de généraliser celui de la double imputabilité. C’est-à-dire qu’est imputable d’une part, la personne morale et d’autre part, les personnes physiques ;
3. d’établir la façon de rendre l’encadrement juridique des STN et de leurs dirigeants effectif dans les règles nationales et internationales en vigueur afin qu’ils soient sanctionnés et condamnés à réparer le dommage causé en cas de transgression de ces règles ;
4. de consolider et développer les règles spécifiques existantes se référant aux STN et renforcer la législation contre les monopoles privés en prêtant une attention particulière aux services essentiels à la communauté ;
5. d’établir une hiérarchie entre les instruments internationaux existants posant divers problèmes (hétérogénéité, fragmentation, et parfois contradiction) en partant du principe que doivent prévaloir l’intérêt général, le bien commun, les droits fondamentaux et la dignité humaine dans un cadre de justice et d’équité.
Les codes de conduite
Souvent présentés comme une étape préalable à l’instauration de codes contraignants, les codes volontaires présentent de notables problèmes :
a) ils ne peuvent se substituer aux normes édictées par les organismes étatiques nationaux et inter-étatiques internationaux ;
b) il s’agit d’initiatives privées étrangères à l’activité normative des Etats et aux organismes internationaux ;
c) ils sont incomplets ;
d) leur application est aléatoire et ne dépend que de la seule volonté de l’entreprise ;
e) il n’existe pas de véritable contrôle extérieur indépendant ;
f) leurs exigences se situent pratiquement toujours en dessous des normes internationales déjà existantes.
Responsabilité des Etats et de la communauté internationale
Le respect de tous les droits humains engagent la Communauté internationale et chacun des Etats qui la composent. Dans la mesure des ressources dont ils disposent les Etats sont tenus de développer le maximum d’efforts pour promouvoir le respect de ces droits, à l’égard de leurs propres peuples et de l’humanité en général. Il s’agit des droits appelé “droits de solidarité”.
De plus, les Etats sont responsables lorsqu’ils ont failli à leur devoir de “diligence due” ou vigilance en ce qui concerne la prévention et la sanction des violations des droits humains commises par des particuliers se trouvant sous leur juridiction, qu’elles soient commises sur leur propre territoire ou au-delà de ses frontières.
Les normes applicables
Les pratiques habituelles des grandes STN correspondent aux caractéristiques qui définissent la criminalité transnationale organisée (structure transnationale permanente, répartition et contrôle de territoires, de marchés et de zones d’influence pour obtenir des bénéfices maximums et indifférence en ce qui concerne les moyens employés et les dommages causés à des tiers). De plus, les STN peuvent compter sur l’aide de grandes puissances, du FMI, de la BM et de l’OMC.
1. Les STN sont civilement et pénalement responsables des violations ou du non-respect des normes en vigueur. Les STN sont également responsables des transgressions commises par les entreprises sous-traitantes en tant que coauteurs, participants ou bénéficiaires.
2. Les Etats sont internationalement responsables de l’application en droit interne de la majorité des normes internationales (Déclaration universelle des droits de l’homme, Pactes et Conventions internationaux des droits humains, etc.) contraignantes ou obligatoires de par leur nature de jus cogens.
3. Parmi les instruments internationaux applicables, il convient de citer la Convention des Nations Unies contre la criminalité internationale organisée (Convention de Palerme, 2000) et celle de l’OCDE contre la corruption (1999), et la Convention pénale européenne sur la corruption (1999), bien plus complète et de caractère contraignant.
4. Il est possible d’invoquer devant les tribunaux, comme droit applicable, contre les dirigeants des sociétés transnationales :
a) l’article 7 (crime contre l’humanité) du Statut de la Cour pénale internationale (Rome, 1998), en particulier
– le paragraphe 1 alinéa f) [torture] qui inclut les “autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants”, selon la Convention respective ;
– le paragraphe 1 alinéa k) “Autres actes inhumains… causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.” ;
– le paragraphe 2 alinéa b) [extermination] “… imposer intentionnellement des conditions de vie telles que la privation d’accès à la nourriture et aux médicaments…”.
b) Il est également possible d’invoquer l’article II, alinéa c) de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide: “Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle”.
5. Les normes existantes devraient être complétées sur les plans national et international :
a) en sauvant la notion de service public (santé, alimentation, éducation, communication, information, etc,) et en prévenant et interdisant la formation d’oligopoles et de monopoles privés dans ces domaines ;
b) en renforçant les mécanismes d’application des instruments spécifiques se référant aux STN comme la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale approuvée par le Conseil d’Administration de l’OIT en 1977 ;
c) en établissant des codes de conduite obligatoires pour les STN ;
d) en assimilant la violation d’un droit humain particulier à une violation, non seulement de la norme correspondante, mais aussi des droits humains fondamentaux ;
e) en établissant la responsabilité internationale directe des personnes morales privées ;
f) en engageant tous les Etats, qui ne l’ont pas encore fait, à intégrer cette responsabilité pénale à leur législations. L’article 18 de la Convention pénale européenne sur la corruption peut être un modèle à suivre ;
g) en universalisant le principe de la double imputabilité.
Les juridictions compétentes
1. Sur le plan international, les mécanismes permettant d’appliquer directement les normes aux personnes morales privées, entre autres aux STN, sont totalement inexistantes. Le Statut approuvé à Rome ne rend pas non plus la future Cour pénale internationale compétente pour juger les personnes morales ni les crimes contre les droits économiques, sociaux et culturels.
2. Sur les plans régional et international, seuls les Etats peuvent être l’objet d’une action. Parmi les mécanismes existants, on peut citer, entre autres :
– la Cour interaméricaine et la Cour européenne des droits de l’homme ;
– la Cour internationale de justice ;
– les procédures existantes dans quatre des Comités des Pactes et Conventions internationales ;
– celles existantes à l’OIT ;
– les règles pour la présentation de communications à l’UNESCO ;
– le Protocole additionnelle de la Charte sociale européenne ;
– le Tribunal international du Droit de la Mer ;
– le protocole à la Convention de Bâle sur les déchets dangereux de décembre 1999.
3. Les tribunaux nationaux peuvent recevoir des dénonciations contre des STN et leurs dirigeants. Les plaignants ont la possibilité de choisir la juridiction du territoire où s’est produit le dommage, celle du domicile des victimes, celle du domicile de la société responsable et, d’utiliser l’application toujours plus généralisée du principe de juridiction universelle.
4. Les juridictions et procédures existantes devraient être complétées :
a) en approuvant, avec les modifications pertinentes, le Projet de protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC) ;
b) en approuvant une procédure de dénonciation devant le Comité des Droits de l’enfant ;
c) en établissant la responsabilité internationale directe des personnes morales privées :
– moyennant la modification du Statut de la Cour pénale internationale afin d’établir la compétence de la Cour pour juger les personnes morales et la violation des DESC et des droits environnementaux afin que les victimes puissent présenter des dénonciations ou porter plainte et se constituer partie civile pour obtenir la réparation du dommage;
– moyennant la création d’un tribunal international pour les sociétés transnationales, inspiré du Tribunal international du Droit de la Mer, dont le Statut figure dans l’Annexe VI de la Convention du Droit de la Mer (Montego Bay, décembre 1982)
– par la voie de la jurisprudence en appliquant le principe de la juridiction universelle.