1. Le Projet de « normes »1 sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises, approuvé par la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme2, est loin d’être la panacée en matière de contrôle et d’encadrement juridique des sociétés transnationales. Ces dernières ont pourtant vivement réagi contre le Projet en produisant un document d’une quarantaine de pages3, signé par la Chambre internationale de commerce (ICC en anglais) et par l’Organisation internationale des employeurs (OIE), institutions qui regroupent les grandes entreprises, dont les grandes sociétés transnationales, du monde entier. Dans ce document, elles affirment que le projet de la Sous-Commission sape les droits humains et les droits et intérêts légitimes des entreprises privées, que les obligations en matière de droits humains relèvent des Etats et non pas des acteurs privés, et elles exhortent la Commission des droits de l’homme de l’ONU à classer le projet approuvé par la Sous-Commission.
Les personnes privées, physiques et morales, ont aussi l’obligation de respecter les droits humains
2. Le document ICC-OIE vise à refuser le principe, déjà parfaitement établi dans le droit international et dans la plupart des droits nationaux, suivant lequel les personnes privées, et pas seulement les Etats, doivent respecter les droits humains et peuvent être poursuivis pour leurs violations.
3. Le document de ces organisations patronales avance que le Projet approuvé par la Sous-Commision favorise la délégation aux entreprises des responsabilités de l’Etat en matière de droits humains. En outre, il affirme que le Projet est une tentative de « privatiser les droits humains ». Les entreprises ne manquent pas de cynisme en parlant de « privatisation des droits humains », alors que, pour ne pas se soumettre aux normes juridiques en vigueur et à un contrôle public de leurs activités, elles se cachent derrière leurs propres « codes volontaires » et leurs « contrôles privés », qui dans les faits ne sont que des autocontrôles.
4. Le document ICC-OIE, s’opposant au Projet des normes, a profité avec une certaine habilité de quelques erreurs du Projet, que l’AAJ et le CETIM avaient signalées oralement et par écrit lors de son élaboration par le Groupe de travail de la Sous-Commission. En effet, le Projet de normes, après avoir stipulé que « …même si les Etats et les gouvernements ont la responsabilité principale de garantir, respecter et protéger les droits humains… », ajoute que : « …les sociétés transnationales (STN) et autres entreprises ont aussi la responsabilité de promouvoir et d’assurer… ». L’AAJ et le CETIM ont alerté le Groupe de travail de la Sous-Commision sur ce point et ont proposé la suppression de la phrase « …ont aussi la responsabilité de promouvoir et d’assurer » pour terminer le paragraphe par : « doivent respecter et contribuer à faire respecter, protéger et promouvoir les droits humains »4.
On ne peut pas douter que l’Etat ait une responsabilité intransférable pour respecter et faire respecter les droits humains dans les limites de sa propre juridiction et doive empêcher que ces droits soient violés, soit par l’Etat lui-même et/ou ses propres fonctionnaires, soit par les personnes privées. Si l’Etat n’accomplit pas cette obligation, il encourt alors en une responsabilité internationale.
5. Toutefois, le document ICC-OIE profite de cette erreur contenue dans le Projet pour affirmer que les obligations en matière de droits humains relèvent seulement de l’Etat et non pas des personnes privées. Il précise que dans tous les cas, les personnes privées sont responsables civilement et pénalement seulement dans le cadre de la législation interne. De cette façon et toujours selon le document ICC-OIE, les droits humains peuvent être violés seulement par les Etats et ses fonctionnaires et non pas par les personnes privées.
6. Cependant, la réalité sociale nous indique que les droits humains peuvent être violés autant par l’Etat que par des personnes privées. Le dénominateur commun qui permet d’identifier ceux qui ont la capacité de causer des dommages d’une façon ou d’une autre à leurs semblables, en violant leurs droits humains, est la possession et l’exercice d’une forme quelconque de pouvoir, qu’il soit politique, économique, militaire, religieux, culturel ou qu’il relève d’une combinaison de ceux-ci.
7. Le fait de reconnaître les obligations des personnes privées en matière de droits humains et leur responsabilité dans le cas où elles commettraient de telles violations, est consacré par l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme5 et confirmé par la doctrine, par de nombreuses conventions internationales en matière de protection de l’environnement, par les rapports de certains rapporteurs thématiques et par la jurisprudence6. Le Statut de Nuremberg et le Statut de la Cour pénale internationale confirment la responsabilité des personnes privées7.
8. Les sociétés transnationales, avec leur énorme pouvoir, violent souvent tous les droits humains, en promouvant coups d’Etat et guerres civiles, en appuyant des dictatures sanguinaires, en violant le droit à la santé, le droit du travail et environnemental, etc.
9. A l’occasion du 60e anniversaire de la libération des camps de concentration nazis, il est nécessaire de souligner que certaines sociétés transnationales qui ont participé à l’holocauste et qui en ont profité, sont maintenant actives sur la scène internationale. Elles essaient d’influencer les décisions de plusieurs organismes des Nations Unies, de financer des fondations et de pratiquer le mécénat bien qu’elles refusent l’indemnisation de ceux qui travaillèrent pour elles comme esclaves à l’époque du régime nazi.
Les droits humains sont indivisibles et indissociables et ont comme dénominateur commun la dignité inhérente à la condition humaine
10. Le document ICC-OIE complète son argumentation de base contre le Projet de normes de la Sous-Commission en soutenant que les droits humains constituent une catégorie spécifique et limitée de droits, desquels sont exclus, entre autres, les droits économiques et sociaux.
11. L’exclusion des droits économiques et sociaux est simplement inacceptable. Les droits humains sont indivisibles et indissociables, tel que l’être humain. Ils ont comme dénominateur commun la dignité inhérente à la condition humaine. Cette référence à la dignité de l’être humain se retrouve dans le premier paragraphe du Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans la Déclaration, il s’agit non seulement des droits civils et politiques, mais aussi des droits économiques, sociaux et culturels, comme dans son article 23.3, où il est précisé que : « Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine… ».
12. L’Assemblé générale de l’ONU l’a aussi entendu de cette façon, lorsqu’elle pensait élaborer un seul Pacte international qui aurait compris aussi bien les droits civils et politiques que les droits économiques, sociaux et culturels, et lorsqu’elle adopta, lors de sa cinquième session en 1950, une résolution qui stipulait que : « la jouissance des libertés civiles et politiques, aussi bien que celle des droits économiques, sociaux et culturels sont interdépendantes » parce que « si l’être humain se voit privé des droits économiques, sociaux et culturels, alors il ne représente pas la personne humaine que la Déclaration universelle considère comme l’idéal de l’homme libre » (Doc. A.2929, point 21, chap. I).
13. Cette référence à la dignité inhérente à la condition humaine comme dénominateur commun de tous les droits humains est affirmée également dans la Proclamation de Téhéran de 1968 (art. 13) et dans d’autres instruments et déclarations postérieures (préambules du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et dans celui des droits civils et politiques, la Déclaration et Programme d’action de Vienne de 1993, etc.).
14. A la différence des droits civils et politiques, les droits économiques et sociaux ont une application progressive, « jusqu’au maximum des ressources disponibles » (art. 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels). Mais cela ne veut pas dire que les droits économiques, sociaux et culturels soient de simples objectifs. Ils entraînent des obligations minimales d’accomplissement immédiat8, comme celle de payer une rémunération équitable et satisfaisante (art. 23.3 de la Déclaration Universelle et art. 7 du PIDESC).
15. Le document ICC-OIE affirme, tout en critiquant l’article 8 du Projet de « normes », que les entreprises ne sont pas soumises à cette dernière obligation. Selon le document des entreprises, une rémunération équitable et satisfaisante ne serait qu’un objectif et pas une obligation. Il nie de manière générale le fait que le droit international du travail fasse partie de la catégorie des droits humains.
16. D’un point de vue strictement juridique, on peut dire que les droits humains sont ceux qui ont été acceptés comme tels dans les normes internationales et par la plupart des Etats. Nombre de ces derniers ont par ailleurs incorporé ces normes internationales dans leur droit interne.
17. Ces questions -à savoir, l’obligation pour les personnes privées de respecter les droits humains et l’identification des droits qui entrent dans la catégorie des droits humains-, à première vue, peuvent paraître théoriques ; elles ont cependant des portées pratiques.
18. Si les sociétés transnationales sont exclues du domaine des droits humains9, le cadre juridique qui reste est celui du droit interne commun. Or ce dernier est manifestement insuffisant pour pouvoir responsabiliser les sociétés en question.
19. On aboutit à ce résultat car d’une part dans les pays riches, les sociétés transnationales peuvent compter sur une législation favorable et, surtout, sur l’appui inconditionnel des gouvernements. D’autre part dans les pays pauvres, elles peuvent imposer facilement leurs stratégies tout en violant si nécessaire les législations internes et les droits humains, avec la complicité des élites dirigeantes de plusieurs de ces pays. Il est notoire que certaines entreprises transnationales ont plus de pouvoir économique que beaucoup de pays pauvres10 et qu’en outre, elles peuvent compter sur un arsenal juridique à leur service (entre autres, les traités bilatéraux concernant le libre commerce et la promotion et protection des investissements) et même juridictionnel (les tribunaux arbitrales du Centre international pour le règlement de différends qui touchent aux investissements – CIRDI, membre du Groupe de la Banque mondiale et l’Organe de règlement de différends de l’Organisation mondial du commerce).
20. Les législations internes sont manifestement insuffisantes, surtout lorsqu’on prend en considération la très grande fluidité des mouvements hors frontières des STN qui leur permettent de passer outre le respect des lois et des règlements nationaux. L’établissement impératif de procédures et mécanismes internationaux de droit public qui obligent les STN à respecter les droits humains et qui les sanctionnent lors d’une violation des droits en question, se révèle des plus nécessaires. C’est ce que ces entreprises ne veulent pas.
21. Il faut opposer un contrôle public et social à l’échelle internationale à l’énorme pouvoir des grandes sociétés transnationales. Il faut empêcher également que se reproduise ce qui s’était passé en 1992 lorsque la forte pression des sociétés transnationales conduisit à l’échec du projet de code de conduite pour les entreprises susdites, discuté et élaboré au sein de la Commission des sociétés transnationales sous l’égide de l’ECOSOC.
22. La Commision des droits de l’homme ne doit pas céder devant les pressions des sociétés transnationales. Il faut qu’elle adopte durant cette session une résolution établissant un Groupe de travail à composition non limitée qui se charge de réviser et améliorer le Projet de normes de la Sous-Commision.