Voilà bientôt quinze ans que la lutte contre la pauvreté a été mise à l’ordre du jour politique international. Et voilà dix ans – depuis le sommet social de l’ONU à Copenhague – qu’elle fait l’objet d’un consensus mondial. A l’occasion du dernier sommet de l’ONU à New York, en septembre 2005, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) ont été solennellement confirmés. En 2015, la pauvreté extrême devrait être réduite de moitié.1
En réalité, que constatons-nous ? La coopération au développement s’est-elle adaptée aux nouveaux objectifs ? L’aide au développement a-t-elle augmentée ? Les organisations financières et commerciales internationales (le FMI, la Banque mondiale et l’OMC) ont-elles modifié leurs politiques et leurs structures ? Et les objectifs du millénaire sont-ils la réponse adéquate à la situation sociale du monde actuel ? Plus de la moitié de la population mondiale vivant dans la pauvreté, ces objectifs ne sont-ils pas un aveu d’échec après cinquante ans de ‘coopération’ ? La libéralisation des marchés a-t-elle tenu ses promesses de « croissance pour tous » ou a-t-elle accentué les inégalités ? L’ambition des pays riches est-elle à la hauteur des défis ? Où est passé le développement économique et social ? Où sont passés les droits économiques, sociaux et culturels et le droit au développement ?
Telles sont les questions que suscite l’examen de la réalité et qui nous amène à développer dix arguments critiques à l’endroit des OMD.
Premièrement, force est de constater que les ‘objectifs du millénaire’ sont extrêmement modestes, étant donné que l’on vise à réduire seulement de moitié le nombre d’‘extrêmes’ pauvres en 15 ans, l’autre moitié étant sacrifiée d’office. Il s’agit de 1,2 milliards de personnes, selon les calculs -arbitraires- de la Banque mondiale qui fixe le seuil d’extrême pauvreté à moins d’un dollar étasunien de revenu par jour. Comme si les trois milliards de personnes (pratiquement la moitié de l’humanité) qui vivent avec deux dollars étasuniens par jours s’en sortaient mieux!2 D’ailleurs, n’est-il pas très pernicieux d’établir cette catégorisation de pauvre et extrême-pauvre qui occulte l’ampleur gigantesque de la misère mondiale ?
Deuxièmement, les OMD ignorent totalement les causes structurelles de la pauvreté. Si l’ensemble de l’aide au développement était consacré aux OMD, la pauvreté pourrait néanmoins continuer à augmenter. Le contexte mondial dans lequel la pauvreté émerge est totalement ignoré.
Troisièmement, les objectifs du millénaire ont été imposés du haut vers le bas, en dépit de tous les discours sur l’appropriation (‘ownership’) par les pays pauvres. Ces pays n’ont aucun choix à faire prévaloir. C’est pourquoi ils doivent acquérir d’urgence une autonomie politique afin de définir eux-mêmes leurs priorités de développement, tel que le conseille la CNUCED.
Quatrièmement, les OMD n’ont rien à voir avec le développement. Dans des pays où le taux de pauvreté est supérieur à 50 %, il est impossible de réduire la pauvreté sans développement économique et social afin d’augmenter les capacités productives, de développer un marché intérieur, de réduire les inégalités et d’introduire des programmes de protection sociale. Aujourd’hui, les pays pauvres produisent en première instance pour l’exportation, sans possibilité de protéger leurs productions contre les importations à bas prix des pays riches.
Cinquièmement, la lutte contre la pauvreté imposée par les institutions de Bretton Woods continue de prôner la privatisation et la dérégulation. Ces politiques n’ont pas encore produit de la croissance et encore moins réduit la pauvreté. Après vingt ans d’ajustements structurels, leur bilan économique et social est plutôt négatif.3
Sixièmement, si les OMD prévoient la création d’« emplois décents et productifs pour les jeunes », ils ne parlent pas du droit au travail. Pourtant, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. (…) Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale » ( art. 23). Quant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, il précise que : « Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit au travail qui comprend le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit » (art. 6.1).
De plus, le récent rapport de l’OIT constate que « la croissance économique n’engendre pas de création d’emplois » et que les nouveaux emplois créés sont bien « en deçà de ce qu’on pourrait qualifier de travail productif et satisfaisant ».4
Septièmement, les pays pauvres, dit-on, n’ont pas de ‘bonne gouvernance’. C’est tout à fait vrai et c’est inévitable après vingt ans de politiques qui affaiblissent les Etats et qui réduisent leurs ressources. Mais, peut-on parler de bonne gouvernance sans dénoncer la mauvaise gouvernance généralisée, en particulier celle du G8, du FMI, de la Banque mondiale et de façon générale des pays riches dominants ?
Huitièmement, ces OMD ne seront pas réalisés faute de moyens. Selon Jeffrey Sachs, le directeur du programme du millénaire de l’ONU, les pays riches devraient dépenser entre 0,45 et 0,54 % de leur revenu national brut des pays riches en tant qu’aide au développement. Malgré l’objectif de 0,7 % fixé par l’ONU il y a 30 ans, l’aide diminue chaque année. En 2003, les pays donateurs donnaient à peine 0,25 %. Plus de 60 % de cette aide n’a jamais atteint les bénéficiaires. Les pays du G7 n’ont consacré que 0,07 % de leur revenu national brut à l’aide internationale5. Bien entendu, quel que soit leur montant, les contributions financières seules ne sauront suffire pour éradiquer la pauvreté, si elles ne sont pas accompagnées de politiques de développement respectant la volonté des peuples concernés et rompant avec la voie néolibérale au niveau économique.
Neuvièmement, les promesses des pays riches ne sont pas quantifiées, contrairement aux obligations des pays pauvres.
Dixièmement, la « lutte contre la pauvreté » au Sud masque l’augmentation du chômage et de la misère dans des pays du Nord, les effets des politiques néolibérales se faisant de plus en plus sentir également dans ces pays. Sachant que l’économie mondiale est dominée par le Nord et que ces politiques néfastes sont élaborées dans ces pays, comment peut-on s’attendre à ce qu’ils « luttent » contre la pauvreté ?
La pauvreté : problème social et causes politiques6
Que peuvent signifier les OMD pour les centaines de milliers de travailleurs qui perdent leur revenu par la libéralisation du marché du textile ? Que peut faire la population du Niger des OMD quand les prix alimentaires montent en flèche ? Que fait le paysan mexicain qui ne peut plus vendre son maïs à cause de l’importation de maïs meilleur marché des Etats-Unis ? Les OMD pourraient contribuer à ce que les gens puissent apprendre à lire et écrire. Si, en même temps, ils perdent leur revenu, il n’y a que les statistiques sur le développement dit ‘humain’ qui s’améliorent. De plus en plus, la pauvreté est présentée comme étant un ‘problème multidimensionnel’ et le revenu est éclipsé. L’inégalité des revenus prend des dimensions alarmantes.
La pauvreté est-elle un problème des seuls individus pauvres ou est-elle un problème de l’ensemble de la société ou de la communauté internationale ? Les pays riches ne sont-ils pas responsables des politiques imposées aux pays pauvres ? La dette extérieure, les règles de l’OMC, la propriété intellectuelle, la libre circulation des capitaux, la dégradation de l’environnement ne sont-ils pas aussi à l’origine de la pauvreté extrême et des inégalités croissantes ? Comment justifier que 10 % de la population mondiale possède près de 80 % des richesses ?
Chaque année, les pays pauvres remboursent au titre de la dette publique extérieure plus de 200 milliards de dollars étasuniens aux pays riches, cinq fois plus qu’ils n’en reçoivent sous forme d’aide au développement .
De moins en moins de droits, de plus en plus de philanthropie
Bono, le chantre de la ‘lutte contre la pauvreté’ en Afrique a été proclamé ‘homme de l’année’ par le magazine Time. Bill Gates finance la lutte contre le sida. Sharon Stone achète des moustiquaires pour lutter contre le paludisme. Les sociétés transnationales se déclarent en faveur de la « responsabilité sociale ». Les dons privés ne cessent d’augmenter.
En même temps, les droits acquis sont démantelés. Progressivement, une indifférence à l’égard du respect des droits humains s’installe. Nous disposons de tous les moyens intellectuels, juridiques, institutionnels et matériels pour mettre fin à la pauvreté. Les droits ne sauraient être remplacés par la charité.
En effet, au vu des progrès technologiques et des énormes capacités de production accumulées au cours de ces dernières décennies, la pauvreté est un scandale indicible. Elle pourrait être éradiquée totalement, tout en respectant, de façon réelle et non proclamatoire, le principe d’un développement durable. Mais pour cela il faut replacer la satisfaction des besoins humains fondamentaux de toutes et tous, de façon égalitaire, au centre de la politique mondiale de développement, et attribuer à cet objectif une priorité absolue sans les exigences de prétendue « croissance » que dictent au monde les sociétés transnationales à leur seul profit.
Conclusion
Dans sa résolution E/CN.4/RES/1998/25, la Commission des droits de l’homme rappelait, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, que « l’idéal de l’être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si sont créées les conditions permettant à chacun de jouir de ses droits économiques, sociaux et culturels aussi bien que de ses droits civils et politiques ».
Ni la proclamation de la première Décennie pour l’élimination de la pauvreté par les Nations Unies (1997-2006), ni la nomination d’un expert indépendant sur la question des droits de l’homme et de l’extrême pauvreté par la Commission des droits de l’homme depuis 1998 n’ont contribué à éradiquer la pauvreté. Pour cause, la source fondamentale de la pauvreté réside dans l’organisation actuelle et l’orientation mêmes de la production, pourtant toujours plus abondante, et dans une répartition injuste de ses fruits. Tant qu’il n’y a pas de changement de politique, l’affirmation de la Commission des droits de l’homme selon laquelle : « l’extrême pauvreté et l’exclusion sociale sont des atteintes à la dignité humaine et, par conséquent, requièrent des actions urgentes, nationales et internationales, pour y mettre fin » risque de rester lettre morte. Il est temps de mettre fin à l’incohérence du système international. La politique doit reprendre le pas sur l’économique et les Etats doivent assumer leurs responsabilités. Ces derniers ne peuvent, d’un côté prétendre la défense des droits humains, et de l’autre, appliquer des politiques économiques qui vont à l’encontre de ces mêmes droits.