Le Sud a déjà payé sa dette extérieure au Nord, mais le Nord refuse de reconnaître ses dettes à l’égard du Sud1
1. Depuis la crise de la dette, déclenchée en 1979 par la modification de la politique monétaire aux États-Unis, qui prit la forme d’une hausse unilatérale des taux d’intérêt de la Réserve fédérale présidée par Paul Adolph Volcker, l´ensemble des pays en développement ou à « marché émergent » ont payé, entre 1980 et 2006, un montant cumulé de 7 673,7 milliards de dollars états-uniens au titre du service de la dette extérieure2. Pourtant, dans le même temps, le solde de cette dette a augmenté de 617,8 milliards de dollars en 1980 à 3 150,6 milliards de dollars en 2006, selon les données publiées par le Fonds monétaire international. Le montant de la dette de ce groupe de pays –comprenant 145 États membres– devrait, d’après le FMI, continuer de croître au cours de l’année 2007, pour dépasser les 3 350 milliards de dollars. La dette de l’Asie en développement pourrait atteindre à elle seule 955 milliards de dollars. En d’autres termes, bien qu’ils aient déjà remboursé, en intérêts et en amortissements du capital de la dette, plus de 12 fois le montant dû en 1980, les pays en développement continuent de supporter à l’heure actuelle une dette extérieure plus de cinq fois supérieure à celle due en début de période.
2. Cette gigantesque ponction de ressources opérée depuis plus d´un quart de siècle n’a cependant pas changé le statut de ces économies dépendantes, ni la nature de leurs relations avec les pays développés du Nord. Elle contribue bien au contraire à concentrer toujours davantage les richesses, au niveau national d’une part, au bénéfice des classes dominantes des pays du Sud, et au niveau international d’autre part, en faveur des pays du Nord. Il s’agit là de l’une des principales explications de l’augmentation dramatique, au cours de ces dernières années, tant des inégalités intra- et internationales, que de la pauvreté, mesurée en termes relatifs ou absolus. Le remboursement des prêts internationaux constitue l’une des formes de transfert du surplus produit par les pays du Sud vers le Nord, et de celui produit par les travailleurs du Sud à la fois vers les capitalistes de leur propre pays et vers ceux du Nord. Cela exerce une tendance à la hausse du taux d’exploitation de la force du travail dans le Sud. Par ce biais, les pays en développement ou « émergents » ont dû transférer vers leurs créanciers, en moyenne annuelle, 3,68 % de leur PIB (produit intérieur brut) pendant la décennie qui suivit la crise de la dette (1980-1989). Sur les dix dernières années (1997-2006), marquées par une série de crises financières et une polarisation croissante du système mondial capitaliste, ce transfert s’est élevé à 6,20 % du PIB3.
3. Ces dernières années, dans le contexte d’intégration toujours plus poussée des marchés et de déréglementation des mouvements de capitaux, on a assisté à la transformation de dettes en titres sur les marchés financiers et à une conversion de dettes externes en dettes internes. Cette évolution progressive, et toujours en cours, dissimule des effets pervers, notamment des taux d’intérêt souvent plus élevés à supporter sur la dette intérieure. En réduisant les paiements du service de la dette externe, elle rend plus difficile la détermination précise de l’ampleur de la ponction associée à l’endettement extérieur. D’autant que les autres formes de transferts du surplus du Sud vers le Nord continuent d’opérer, par différents canaux, comme le rapatriement de bénéfices réalisés sur investissements directs étrangers, les profits de valorisation de titres enregistrés en tant qu’investissements de portefeuilles dans la balance des paiements, ou l’échange inégal. La dette extérieure s’interprète à la fois comme un moyen et une contrainte de financement de la formation de capital. Néanmoins, le poids et la dynamique de la dette révèlent non seulement qu’elle ne sert pas à financer le développement, mais encore qu’elle augmente afin de couvrir le remboursement de ses intérêts et amortissements. Aussi fonctionne-t-elle comme un mécanisme auto-entretenu d’aggravation de la pauvreté, de pression à la sur-exploitation du travail et de blocage du développement dans les économies de la périphérie du système mondial capitaliste.
La dette : problème financier, socio-économique et politique
4. La démesure de l’endettement des pays en développement, comme l´histoire du système monétaire et financier international, ne permettent malheureusement d’entrevoir aucune issue à la crise actuelle de la dette qui ne mobilise que les efforts et ressources de ces seuls pays. Il est nécessaire que les relations économiques, commerciales, monétaires et financières entre les pays du centre (Nord) et ceux de la périphérie (Sud) du système mondial capitaliste soient profondément réorganisées, selon des principes nouveaux. Ceux-ci devraient imposer des limites très strictes à la dynamique d’accumulation de capital dans une logique exclusive de maximisation du profit et de pillage, et promouvoir la solidarité et la coopération entre partenaires. C’est l’une des conditions sine qua non de la construction d’un ordre économique international plus juste.
5. La dette externe des pays en développement n’est pas seulement un problème financier. Dans la plupart des cas, elle a été créée dans des conditions et selon des intérêts qui étaient celles et ceux des capitalistes dominants dans les pays du Nord, en étroite collaboration avec les élites périphériques. Ces alliances ont parfois produit des situations complexes, comme les dettes dites « odieuses » (illégitimes et/ou illégales), la transformation de dettes externes privées en dettes publiques – qui sont le plus souvent assimilables à des formes de dettes odieuses –, ou encore les « dettes écologiques ». Les dettes odieuses ont été contractées par les élites locales pour être utilisées contre l’intérêt général, pour des dépenses somptuaires, pour la corruption ou pour la répression des classes populaires – débouchant souvent sur des massacres et des tortures. La substitution de dettes privées par des dettes publiques a été pour l’État une manière de gérer la crise de la dette au profit des bourgeoisies locales. Lorsque les États-Unis décidèrent d’augmenter leurs taux d’intérêt – dans l’espoir de résoudre leur propre crise –, beaucoup de gouvernements de pays capitalistes périphériques ont, au début des années 1980, étatisé une grande partie des dettes externes privées des bourgeoisies locales, en faisant supporter le coût de l’opération à la population. Par ailleurs, la dette a également servi à financer les activités polluantes de transnationales qui ont causé des destructions dramatiques de l’environnement et des externalités fortement négatives, aux niveaux national et international.
6. Ces dettes représentent l’un des moteurs aggravant la misère de larges parties de la population dans les pays du Sud, tout particulièrement en Afrique. Entre 1980 et 2006, 675,3 milliards de dollars états-uniens ont été extorqués au continent africain, pourtant le plus pauvre du monde, pour financer les flux de service de la dette4. C’est plus que le montant de la dette extérieure qui était dû par l’ensemble des pays en développement au début de la crise. En moyenne annuelle sur cette période, cela correspond à 25 milliards de dollars. A titre de comparaison, selon la FAO, plus de 850 millions de personnes souffrent encore aujourd’hui de malnutrition, et cinq millions d’enfants meurent chaque année de faim dans le monde. Les richesses accumulées dans les pays du Nord se sont en partie formées par l’exploitation des travailleurs et la destruction de la nature dans les pays du Sud.
Propositions de solution et de sortie du problème
7. De nombreuses organisations non gouvernementales, telles que le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde ou Jubilée Sud, considèrent, à juste titre, que les pays en développement ont déjà payé à leurs créanciers du Nord leur dette extérieure, dans sa totalité, et que ce sont au contraire les pays les plus riches qui ont en réalité des dettes envers les pays les plus pauvres. Selon ces mouvements sociaux, l’annulation de la dette est le seul moyen susceptible d’ouvrir la voie du développement. Cependant, dans la mesure où les pays du centre du système mondial capitaliste, et leurs institutions monétaires et financières multilatérales, au premier rang desquelles le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le Club de Paris, n’ont aucun intérêt à voir se résoudre le problème de la dette externe – qui constitue un moyen sûr de maintenir les pays du Sud dans une dépendance perpétuelle –, c’est aux peuples de ces pays, appuyés par les mouvements sociaux (du Sud comme du Nord) qui en défendent les intérêts, que revient la tâche de le faire.
8. Il conviendrait donc de soutenir les campagnes menées pour l’annulation de la dette des pays en développement, bien que la proposition n’ait pas été appliquée jusqu’à présent, même par les gouvernements les plus progressistes. La décision la plus audacieuse n’a jusqu’à présent consisté qu’à interrompre les paiements afin de renégocier la dette extérieure, comme l’a fait l’Argentine en 2002.
9. L’Initiative « Pays pauvres très endettés », lancée par le G7 à Lyon en 1996, puis renforcée à Cologne en septembre 1999, ne pourra pas résoudre le problème. Elle ne concerne qu’un nombre très réduit de pays pauvres, et son but consiste à rendre « soutenable » le fardeau de la dette, sans chercher à savoir si la dette est légale ou légitime. Les échanges de dette contre actifs ne constituent pas non plus une solution, car ils sont souvent utilisés pour accompagner des programmes de privatisations et une déformation de la structure nationale de propriété du capital au profit de firmes transnationales étrangères. La proposition de rachats de dettes entre pays en développement dans le cadre de coopération Sud-Sud alternative est intéressante, mais limitée, parce qu’elle revient à déplacer le fardeau de la dette d’un pays du Sud vers un autre pays du Sud. Même les gouvernements progressistes du Tiers Monde cherchent à renégocier leurs dettes dans des conditions pour eux un peu moins désavantageuses, pour ne pas interrompre les flux de remboursement. Parfois, le paiement du service de la dette extérieure au FMI est même effectué par anticipation. Ce n’est sûrement pas une solution, car la dépendance perdurera tant que seront adoptées les politiques économiques imposées par le Fonds. De plus, les devises empruntées sur les marchés financiers pour payer le FMI le sont à des taux d’intérêt souvent encore plus élevés. La dépendance du pays se déplace alors vers les marchés financiers, complexifiant davantage les formes qu’elle revêt.
10. Dans ces conditions, la solution la plus efficace serait le lancement d’audits de la dette –exigeant des États l’identification de chacune de ses composantes, dont celles dites “odieuses”– afin de réclamer, si nécessaire, l’annulation des paiements5. Un audit permet de placer l’annulation sous le signe de la transparence et de la justice. Il peut être mené par un organe législatif, exécutif ou judiciaire. Le Brésil et les Philippines ont déjà acquis une certaine expérience en la matière. En Équateur, une Commission de contrôle civique de la corruption a engagé, en 2002, avec l’appui d’associations, un audit sur la vente de bateaux norvégiens au gouvernement équatorien dans les années 1970. Les conclusions de ses travaux sont que les crédits accordés au titre de « prêts à l’aide au développement » étaient illégitimes (parce qu’ils n’aidaient pas le récipiendaire du Sud, mais l’industrie du Nord), qu’aucune évaluation financière et technique n’a été réalisée par le pays créancier (ni par l’agence de coopération ni par celle de crédit à l’exportation), que l’accroissement de la dette était dû à des conditions défavorables introduites lors des renégociations, et que… personne ne savait où se trouvaient les bateaux dont le paiement restait dû. Après que la Commission ait recommandé l’interruption des remboursements, en octobre 2006, et suite à une intense campagne entre les mouvements sociaux équatoriens et norvégiens, le gouvernement norvégien annonça l’annulation de cette dette, pour laquelle il reconnaissait sa co-responsabilité6.
11. Ces propositions d’audit, d’élaboration de législations appropriées sur la dette extérieure, et d’annulation de dettes, produiraient toute leur efficacité sur les politiques de développement si elles étaient accompagnées d’une transformation du système monétaire et financier international remettant en cause les rôles actuels du FMI, de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale du Commerce. Au nombre de ces mesures nécessaires, citons : la modification des règles d’accès aux marchés et aux systèmes monétaires et financiers internationaux ; la construction de systèmes régionaux de stabilisation des taux de change ; le contrôle et la taxation des mouvements de capitaux (surtout spéculatifs) ; la suppression des paradis fiscaux ; ainsi que la création de tribunaux internationaux chargés de juger les implications économiques, sociales et culturelles de la dette du tiers monde, permettant d’élaborer un droit international de la dette pour qu’à l’avenir des situations analogues ne se reproduisent plus7.