En juin 2014, le Conseil des droits de l’homme a adopté la résolution 26/9 sur l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales (STN) et autres entreprises et les droits de l’homme. ll s’agit là d’un résultat historique après des décennies de discussions et de tentatives avortées aux Nations unies. Un tel instrument peut potentiellement améliorer sur le long terme et à l’échelle mondiale la protection et la réalisation des droits humains. Il peut contribuer à mettre fin à l’impunité dont bénéficient trop souvent les STN pour les violations des droits humains commises, en particulier dans les pays du Sud, et assurer l’accès à la justice pour les victimes de leurs activités.
Cette communication contient huit propositions par rapport à la nature, la portée, la forme et le contenu du futur instrument international contraignant. Elle est présentée au nom de la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des STN et mettre fin à l’impunité1, un réseau international qui regroupe plus de 200 mouvements sociaux, réseaux, organisations et représentants de victimes et de communautés affectées du monde entier. La Campagne mondiale était fortement impliquée et a organisé la venue de dizaines de délégué·e·s pour une semaine de mobilisation à Genève durant la session du Conseil des droits de l’homme de juin 2014 pour demander de nouvelles normes contraignantes sur les droits humains et les STN.
La Campagne mondiale a été lancée officiellement à Rio en 2012 et a travaillé entre autres à la préparation d’un projet de Traité des peuples sur le contrôle des sociétés transnationales. Cette proposition a été élaborée entre 2013 et 2014, depuis la base, à partir des propositions des victimes, communautés affectées, mouvements sociaux et autres organisations de la société civile en Afrique, Amérique latine, Asie, Europe, États-Unis et Canada. Le Traité des peuples a deux principaux piliers : il contient des propositions pour faire face aux obstacles juridiques pour tenir les STN responsables et il présente également des propositions d’alternatives en vue d’une transformation du système économique actuellement en place. Cette communication se base sur ces propositions contenues dans ce Traité des peuples.
1. L’instrument international contraignant doit cibler les STN
Les STN sont des entités ou des groupes d’entités économiques/financières qui réalisent des activités économiques/financières dans plus d’un État. Les STN sont généralement constituées d’une société mère qui opère dans d’autres États à travers des investissements directs étrangers ou d’autres pratiques économico-financières, sans créer d’entreprises locales ou au travers de filiales constituées en sociétés locales. Il y a aujourd’hui plus de 40’000 STN dans le monde et dans 85 % des cas, le siège de la société mère se trouve dans un pays du Nord.
Les STN sont devenues des acteurs majeurs, puissants et incontournables dans le cadre de la mondialisation de l’économie et leurs activités sont sources directement ou indirectement de multiples violations des droits humains.
Les STN bénéficient de toute une batterie de traités contraignants, tels que les traités de libre-échange et les traités bilatéraux d’investissement, ainsi que les accords signés à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avec des mécanismes d’application tels que les tribunaux d’arbitrage États-investisseurs ou les mécanismes de règlement des différends, qui protègent leurs intérêts. Mais il n’existe parallèlement pas de mécanismes internationaux qui permettent de faire face aux violations de droits humains que les STN commettent et de garantir l’accès à la justice pour les victimes de leurs activités. En l’absence d’instrument contraignant au niveau international, c’est l’impunité qui prévaut généralement, en particulier lorsque les victimes sont au Sud.
Les STN parviennent à échapper à tout contrôle grâce à leur pouvoir économique, financier et politique sans précédent, leur caractère transnational, leur versatilité économique et juridique, et les structures complexes qu’elles utilisent pour échapper aux lois et aux régulations nationales et internationales.
Beaucoup de STN sont plus riches et puissantes que les États qui cherchent à les réguler. Il est estimé que 80 % du commerce a lieu dans le cadre de chaînes de valeur liées à des STN. En 2014, les 25 plus grandes STN ont affiché un chiffre d’affaire d’environ 5,6 trillions de dollars. Et parmi les 100 plus grandes entités économiques au niveau mondial (y compris les États), 37 sont des STN. Le pouvoir économique, financier et politique des STN est tel que la plupart des États n’arrivent pas à les réguler, à contrôler leurs activités et à les tenir responsables des dommages causés. Et beaucoup d’États ne le veulent tout simplement pas car ils cherchent avant tout à attirer les investissements directs étrangers. Il a été démontré de manière répétée qu’un obstacle majeur à la pleine réalisation de tous les droits humains, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, est la concentration du pouvoir économique et politique dans les mains des plus grandes STN.
De plus les STN utilisent une structure transnationale et des montages complexes pour éviter les juridictions nationales et échapper à leurs responsabilités juridiques. Leurs sièges, où les décisions sont prises et les ressources financières sont gérées, se trouvent généralement dans les pays avec les lois les plus favorables en matière d’impôts, de responsabilité et de transparence, généralement très loin de là où elles réalisent la plupart de leurs activités économiques et où celles-ci peuvent avoir un impact négatif sur les droits humains. Elles opèrent bien souvent au travers de filiales, sous-traitants, preneurs de licence ou entreprises locales soi disant indépendantes mais de facto sous leur contrôle. Il devient ainsi extrêmement difficile de les tenir responsables des violations de droits humains qui résultent de leurs activités.
Il y a donc une lacune juridique majeure dans le droit international en matière de droits humains qui doit être comblée pour mettre fin à l’impunité des violations de droits humains commises par les STN. Ce doit être l’objectif principal de ce nouvel instrument international contraignant.
2. L’instrument international contraignant doit affirmer l’obligation des STN de respecter tous les droits humains
Le nouvel instrument international contraignant doit affirmer l’obligation des STN de respecter tous les droits humains (les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, ainsi que le droit au développement). Des obligations spécifiques doivent être détaillées, en particulier par rapport au droit à la vie, au droit à la liberté d’association, au droit à la liberté d’opinion et d’expression, au droit à la non-discrimination, au droit au travail, au droit à l’alimentation, au droit à l’eau, au droit au logement, au droit à la santé, au droit à l’auto-détermination et au droit à un environnement sain. L’instrument international contraignant doit également inclure des dispositions concernant les obligations des STN par rapport à certains groupes vulnérables et particulièrement affectés, en particulier les jeunes, les enfants, les femmes, les migrant·e·s, les peuples autochtones et les défenseur·euse·s des droits humains.
Cette obligation des STN de respecter les droits humains doit inclure l’obligation de s’assurer que leurs filiales, chaînes de fournisseurs, preneurs de licence et sous-traitants respectent aussi les droits humains et les STN doivent pouvoir être tenues responsables des violations commises. Que ce soit des violations de droits humains qu’elles commettent directement, mais aussi de celles qu’elles commettent par complicité, collaboration, omission, négligence, instigation ou dissimulation.
Le nouvel instrument international contraignant doit ainsi inclure l’obligation des STN de respecter le droit international en matière de droits humains, le droit international du travail et les normes internationales en matière d’environnement. Les STN doivent également avoir l’obligation de respecter les lois et les régulations nationales, et de s’abstenir d’interférer dans leur élaboration. Les STN doivent avoir l’obligation de reconnaître le principe de primauté des droits humains et de l’intérêt public sur les intérêts économiques privés.
Le traité doit contenir l’obligation des STN de remplir leurs devoirs fiscaux pour que les États soient en mesure de garantir les droits humains, en particulier les droits économiques, sociaux et culturels et le droit au développement.
L’obligation des STN de ne pas commettre d’actes qui constitueraient des crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide, torture, disparitions ou déplacements forcés, exécutions et violations du droit humanitaire international, devrait également être spécifiée. Le traité doit établir l’obligation des STN de ne pas engager de milices privées et de ne pas utiliser de services privés de sécurité en dehors de l’entreprise.
L’instrument international contraignant doit également établir l’obligation des STN de respecter toutes les normes nationales et internationales qui interdisent la discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion politique, la nationalité, l’origine sociale, le statut social, l’appartenance à un peuple autochtone ou d’ascendance africaine, le handicap et l’âge, entre autres.
Les STN doivent avoir l’obligation de respecter les droits des femmes et leurs conditions de vie, et éviter toute exploitation et violence contre elles. Les STN doivent cesser de perpétuer l’inégalité salariale et la division sexuelle du travail, et elles devraient avoir l’obligation de respecter les droits des travailleur·euse·s migrant·e·s et ceux des peuples autochtones reconnus au niveau international.
Le traité devrait inclure l’obligation des STN de s’abstenir de mener toute sorte de collaboration (économique, financière ou prestation de services) avec d’autres entités, institutions et personnes qui commettent des violations de droits humains. Les STN devraient également avoir l’obligation d’observer les bonnes pratiques dans les opérations commerciales et publicitaires et de prendre toutes les mesures raisonnables pour assurer la sécurité et la qualité des produits fournis, y compris le respect du principe de précaution. Elles devraient avoir l’obligation de ne pas produire, commercialiser ou faire de la publicité pour des produits dangereux ou potentiellement dangereux pour les personnes, les animaux ou la nature, comme les produits toxiques, les semences transgéniques ou les pesticides extrêmement dangereux.
L’instrument international contraignant doit également établir l’obligation des STN d’exercer leurs activités conformément aux lois, règlements, pratiques administratives et politiques nationales dans le domaine de la préservation de l’environnement et en conformité avec les accords, les principes, les normes, les engagements et les objectifs internationaux en matière de préservation de l’environnement et de droits humains, de la santé publique et de la sécurité, ainsi que de la bioéthique et du principe de précaution. L’instrument international contraignant devrait inclure des dispositions permettant de mettre fin au dumping environnemental. Les STN doivent être tenues responsables des impacts environnementaux de leurs activités, tels que la pollution de l’eau, du sol et de l’air, ou la destruction des écosystèmes. Elles doivent avoir l’obligation d’indemniser les populations et les communautés affectées pour les dommages causés, et, le cas échéant, de réparer et restaurer les sites contaminés.
Les STN doivent avoir l’obligation de contribuer à l’économie locale et de générer des emplois sûrs et décents. Le nouvel instrument international contraignant doit établir l’obligation des STN de ne pas avoir recours au travail forcé ni à celui des enfants. Elles doivent avoir l’obligation d’offrir un environnement de travail sûr et sain, ainsi qu’une rémunération assurant une vie décente aux travailleurs, et de respecter la liberté syndicale, le droit de grève et la négociation collective. L’instrument international contraignant devrait inclure des dispositions permettant de mettre fin au dumping social et salarial.
L’instrument international contraignant doit établir l’obligation des STN de payer des prix raisonnables à leurs fournisseurs et sous-traitants, afin que ceux-ci soient en mesure de payer des salaires dignes et de fournir un travail décent. Les droits perçus par les STN de la part de leurs titulaires de licence devraient se maintenir à des niveaux raisonnables pour cette même raison. Les STN devrait avoir l’obligation de subordonner leurs activités en matière de propriété intellectuelle, science et technologie aux normes internationales en matière de droits humains.
Le futur traité devrait également établir l’obligation des STN de rendre publics les pays où elles réalisent leurs activités économiques et/ou financières, et de divulguer l’identité de leurs filiales, fournisseurs, sous-traitants et preneurs de licence ainsi que la forme juridique de leur participation dans d’autres entreprises ou entités disposant d’une personnalité juridique.
Finalement, le nouvel instrument contraignant devrait établir l’obligation des STN de dédommager, rapidement, efficacement et de manière adéquate les personnes, les entités, les communautés et les États qui auraient été lésées par leurs pratiques, à travers la compensation, restitution, indemnisation ou réhabilitation pour tout dommage produit ou tous les biens détruits.
3. L’instrument international contraignant doit affirmer l’obligation des États de protéger contre les violations de droits humains commises par les STN et doit codifier leurs obligations extra-territoriales en la matière
Le futur traité contraignant des Nations unies doit affirmer l’obligation des États de protéger contre les violations de droits humains commises par les STN et il doit détailler les mesures spécifiques que les États doivent mettre en œuvre. Celles-ci devraient en particulier impliquer la régulation des STN pour éviter que des violations de droits humains soient commises ainsi que la mise en place de mécanismes effectifs au niveau national pour garantir l’accès à la justice et à la réparation pour les victimes et les communautés affectées.
Le traité doit aussi inclure des obligations spécifiques et détaillées des États par rapport à leur devoir de protéger. Il doit en particulier inclure l’obligation de consulter les communautés locales avant l’octroi de concessions à des STN, l’interdiction de l’utilisation de ses forces armées par des STN, la criminalisation de la corruption publique et privée, la régulation des marchés financiers et l’interdiction de la spéculation sur les matière premières liées à l’alimentation, l’interdiction des brevets sur le vivant et de la privatisation de certains biens et services essentiels pour les droits humains et l’intérêt public, et la prévention des monopoles privés et des concentrations excessives, y compris dans les médias. Les États doivent assumer la responsabilité de protéger les défenseurs des droits humains et les lanceurs d’alerte qui sont engagés contre l’impunité des STN, et en tous les cas il ne doit pas être permis de criminaliser leurs efforts. Les États doivent également avoir l’obligation de cesser toute forme de collaboration avec les STN impliqués dans des violations de droits humains.
Une contribution essentielle du traité contraignant des Nations unies doit être de reconnaître que les États ont des obligations extra-territoriales par rapport à leur devoir de protéger les droits humains contre les STN et de clarifier leur contenu ainsi que les situations dans lesquelles elles existent. Le traité doit ainsi exiger des États qu’ils régulent les activités extra-territoriales des STN et assurent l’accès à la justice et à la réparation pour les victimes et les communautés affectées par les activités des STN à l’étranger.
Les États doivent en particulier s’assurer que les STN qui sont basées sur leur territoire respectent tous les droits humains, y compris le droit international en matière de droits humains, le droit international du travail et les normes internationales en matière d’environnement, lorsqu’elles opèrent à l’étranger. Ils doivent poursuivre et sanctionner ces STN lorsqu’elles violent les droits humains. Le traité devrait clarifier dans quelles situations ces obligations extra-territoriales existent mais un État devrait au minimum avoir ces obligations extra-territoriales lorsque la STN a son centre d’activité dans l’État concerné, y est enregistrée ou y a son siège, ou y exerce une part substantielle de ses activités économiques et/ou financières. Le traité contraignant des Nations uqQA1Anies doit également établir l’obligation des États de coopérer au niveau international, y compris dans les processus judiciaires, pour protéger les droits humains des activités des STN qui affectent ces droits.
4. L’instrument international contraignant doit réaffirmer la supériorité hiérarchique des normes de droits humains sur les traités de commerce et d’investissement, et élaborer des obligations spécifiques des États à ce propos
La prolifération des traités de libre-échange et d’investissement a conféré aux STN un énorme pouvoir économique, juridique et politique, et les États ont été conduits à prendre des mesures qui nuisent à leur propre souveraineté, au rôle du secteur public et à la protection des droits humains. Ces traités donnent la priorité aux profits et aux privilèges des investisseurs et des STN par rapport aux droits des peuples et au droit international en matière de droits humains. Ils protègent les STN contre toute décision publique qui pourrait nuire à leurs investissements, y compris des profits futurs, et ne prennent pas en compte les obligations contraignantes des États en matière de droits humains.
Les tribunaux d’arbitrage internationaux investisseurs-États sont une préoccupation particulière car ils permettent aux STN d’attaquer les États pour imposer leur loi et faire valoir leurs intérêts. De nombreux États ont ainsi été attaqués ou condamnés à payer des dizaines de millions de dollars aux STN en compensation pour avoir pris, ou avoir tenté de prendre, des mesures en faveur des droits humains ou de l’intérêt public.
L’Égypte a par exemple été attaqué en 2012 devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale pour avoir augmenté le salaire minimum de 41 à 72 euros par mois afin de contribuer à la réalisation du droit à l’éducation, à la santé et à l’alimentation de toute la population. Philip Morris a en 2010 déposé une plainte contre l’Uruguay et l’Australie pour l’introduction de lois qui avaient pour objectif de réduire la consommation de tabac et les atteintes à la santé. En 2004, le Mexique a été condamné à payer plus de 90 millions de dollars à Cargill pour avoir introduit une taxe sur les sodas pour améliorer la santé de la population. En 2010, le Guatemala a été condamné à payer 25 millions de dollars à Tampa Electric pour avoir introduit une loi plafonnant les tarifs de l’électricité afin de garantir aux pauvres l’accès aux services essentiels. Et le groupe public suédois Vattenfall vient de déposer une plainte contre l’Allemagne pour sa décision de sortir du nucléaire d’ici à 2020, afin d’éviter tout accident qui pourrait tuer des millions de personnes. Ce groupe estime son manque à gagner à 4,7 milliards d’euros.
Les trois quarts des plaintes déposées devant le CIRDI viennent de STN basées aux États-Unis et dans l’Union européenne, et visent des pays du Sud. Dans les deux tiers des cas, soit les STN ont obtenu gain de cause et ont reçu de lourdes compensations, soit elles ont réussi à contraindre les États à réduire leurs normes dans le cadre d’un compromis. Il s’agit là d’un sérieux problème que le traité devra aborder. Et le problème ne se limite pas aux tribunaux d’arbitrage investisseurs-États mais concerne également d’autres mécanismes internationaux, tels que le mécanisme de résolution des différends de l’OMC.
En conformité avec la Charte des Nations unies, le futur instrument international contraignant doit réaffirmer que le droit international des droits humains est hiérarchiquement supérieur aux normes du commerce international et des investissements. Le traité doit obliger les États à élaborer, appliquer et respecter les traités, accords et normes internationales en matière de droits humains et d’environnement, et subordonner à ceux-ci les règles internationales relatives au commerce, aux investissement, aux finances, aux impôts et à la sécurité. Les principes juridiques liés aux normes de libre-échange et d’investissements (traitement national, nation la plus favorisée etc.) devraient en particulier être subordonnés aux normes internationales en matière de droits humains.
Le traité devrait obliger les États à introduire une clause contraignante concernant la suprématie hiérarchique des droits humains dans tous les accords de commerce et d’investissement qu’ils signent, et à renégocier les accords existants à cet effet, ou à défaut de les annuler et de refuser de signer de tels accords qui ne reconnaissent pas explicitement la suprématie des obligations en matière de droits humains. Les États devraient avoir l’obligation d’introduire dans ces traités des clauses concernant le caractère universel, indivisible et interdépendant des droits humains, ainsi que concernant la défense des biens publics essentiels, comme l’eau, la santé, l’éducation, les services publics, et la protection des entreprises publiques et des coopératives. L’instrument international contraignant devrait également établir des obligations par rapport à la consultation des populations, des mouvement sociaux, des communautés affectées et des consommateurs, ainsi que des dispositions en faveur d’un processus d’élaboration démocratique et transparent.
Le traité devrait interdire aux États de soumettre les différends entre États et investisseurs à un tribunal d’arbitrage international quelles que soient les circonstances, car ce mécanisme va à l’encontre de la souveraineté des États et limite leur capacité à remplir leur obligation de protéger les droits humains, et il va également à l’encontre des droits des individus et des peuples qui sont reconnus dans le cadre du droit international en matière de droits humains.
5. L’instrument international contraignant doit établir la responsabilité civile et pénale des STN et de leurs dirigeants, ainsi que la responsabilité solidaire des STN par rapport à leurs filiales, fournisseurs, preneurs de licence et sous-traitants
Le traité des Nations unies devrait obliger les États à prévoir dans leur droit interne la responsabilité juridique (civile et pénale) des STN et de leurs dirigeants (CEO, managers, conseil d’administration). Le principe de la double-imputabilité, c’est-à-dire que tant l’entité juridique que les individus qui prennent les décisions sont responsables, doit être reconnu.
Cette responsabilité civile et pénale doit concerner les crimes et infractions commis par les STN et les dirigeants directement, ainsi que par complicité, collaboration, omission, négligence, instigation ou dissimulation. Le traité devrait avoir de fortes dispositions concernant la responsabilité solidaire des STN par rapport à leurs filiales (de jure ou de facto) et leurs chaînes de fournisseurs, preneurs de licence et sous-traitants.
Cette responsabilité des STN par rapport à leurs filiales, fournisseurs, sous-traitants ou preneurs de licence est un élément clé, car il s’agit d’une pratique courante de la part des STN d’externaliser les coûts et les risques, et les responsabilités respectives qui leur sont liées, qui sont assumés presque exclusivement par les filiales, fournisseurs, sous-traitants ou preneurs de licence, tandis que les STN continuent de faire des profits exorbitants et d’agir en toute impunité.
Le cas de l’industrie textile au Bangladesh en est une claire illustration. Dans ce pays, il existe une importante industrie textile qui est principalement en sous-traitance pour les principales STN qui profitent de la faible législation du travail du pays. En avril 2013, l’effondrement de l’édifice du Rana Plaza, au sein duquel de nombreux ateliers étaient installés, a provoqué plus de mille morts et quelque 2’500 blessés parmi les travailleurs. L’accident du Rana Plaza a été considéré comme l’un des pires accidents industriels en Asie du Sud des 30 dernières années, après l’accident de Bhopal en Inde. Mais les STN ont rejeté toute responsabilité, y compris juridique, et ont blâmé leurs sous-traitants et fournisseurs. Quelques grandes marques, telles que Gap ou Benetton, ont même refusé une modeste contribution pour compenser les familles des victimes.
Ce principe de responsabilité solidaire devrait également s’étendre vers le haut, c’est-à-dire assurer que les investisseurs, les actionnaires, les banques ou les fonds de pension qui financent les STN puissent être tenus responsables des violations de droits humains commises par ces dernières.
6. Le futur instrument international contraignant doit inclure des dispositions par rapport aux obligations des institutions économiques et financières régionales et internationales
Les politiques économiques imposées par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et d’autres banques régionales contribuent à l’impunité des STN et provoquent de nombreuses violations des droits humains. Les politiques d’ajustement structurel et les conditions imposées par les institutions financières internationales ressemblent à une camisole de force qui oblige les États à ouvrir grand les portes de leur pays aux STN.
L’ajustement structurel implique généralement, entre autres, la dévaluation de la monnaie nationale, une augmentation des taux d’intérêt, une réduction des dépenses publiques, des privatisations massives, la réduction des subventions publiques, la réduction ou l’élimination complète de différents standards ou régulations, tels que les régulations en matière de travail et d’environnement, et l’orientation de l’économie vers les marchés d’exportation, ce qui bénéficie principalement aux STN et contribue à la mise en place d’une architecture de l’impunité. Ces politiques furent imposées dans le Sud par le FMI et la Banque mondiale durant les dernières décennies et elles sont maintenant imposées à certains pays du Nord, en particulier la Grèce. La Banque mondiale et les autres banques régionales financent également de nombreux projets qui provoquent des violations massives de droits humains par les STN.
Un cas fameux est celui de la Bolivie, qui en 1999-2000, à la demande de la Banque mondiale, a confié la gestion du réseau d’approvisionnement en eau et d’assainissement de la ville de Cochabamba à un unique consortium réunissant plusieurs STN. Dans le cadre de cet accord, qui devait s’étendre sur 40 ans, le tarif de l’eau a immédiatement augmenté, passant d’un niveau négligeable, de l’avis général, à environ 20 % du revenu mensuel d’un ménage, et les paysans se sont même vus interdire de collecter l’eau de pluie. Les forces armées sont intervenues pour mettre un terme aux manifestations de citoyens, faisant au moins six morts. Les manifestations se sont néanmoins poursuivies jusqu’à ce que le consortium soit chassé du pays.
Un autre cas concerne la Banque mondiale, à travers la Société financière internationale et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, qui a financé la construction d’autoroutes et de réseaux électriques au Guatemala afin de faciliter les activités d’exploitation de la Mine Marlin par Montana Exploradora, une filiale d’une STN basée au Canada (Goldcorp). Ceci a été fait sans le consentement préalable, libre et informé des peuples autochtones affectés, contrairement à ce que prévoient les instruments des Nations Unies et la Convention 169 de l’OIT. De plus, la Banque mondiale et le FMI ont exercé des pressions sur le gouvernement du Guatemala afin qu’il mette en place un nouveau cadre juridique plus favorable aux STN afin d’attirer des investissements directs étrangers, en particulier dans le secteur minier. Ceci a été fait malgré les prévisibles effets négatifs pour la santé, l’économie locale et l’accès à l’eau. Et cela a été accompagné par la répression politique et sociale de tous ceux qui se sont opposés à l’industrie minière.
Les institutions économiques et financières régionales et internationales ont donc une importante responsabilité pour les violations de droits humains commises par les STN et l’impunité dont elles jouissent trop souvent. Pourtant, le FMI et la Banque mondiale sont des agences spécialisées du système des Nations unies, et en tant que tel, leurs décisions doivent se conformer à la Charte des Nations unies et respecter les droits humains.
Il est donc essentiel que l’instrument international contraignant contienne des dispositions concernant les obligation de ces institutions financières et économiques régionales et internationales. Il doit au minimum exiger que ces institutions contribuent à la mise en œuvre du traité et s’abstiennent de prendre de mesures contraires à ses objectifs et dispositions.
7. Des mécanismes doivent être établis au niveau international pour faire respecter le traité et contrôler sa mise en œuvre
Outre l’absence de normes internationales contraignantes, un aspect essentiel du problème de l’impunité des violations de droits humains commises par les STN concerne le manque de mécanismes internationaux de contrôle et d’application. Il s’agit là d’une lacune majeure que devra combler le traité. Il devrait en particulier créer trois organes : un organe chargé de superviser la mise en œuvre du traité, un Centre public pour le contrôle des STN et une Cour internationale sur les STN et les droits humains. Ces instances devront être dotées des moyens nécessaires à leur bon fonctionnement. Les STN et les États devront avoir l’obligation de collaborer avec ces instances et de leur fournir toute l’information et les données nécessaires.
Un organe de traité (Comité) devrait être établi pour surveiller si les États et les STN respectent leurs obligations et mettent en œuvre le traité. Il doit pouvoir recevoir des plaintes individuelles et collectives par rapport à des cas spécifiques de violations du traité. Une contribution déterminante de ce traité contraignant des Nations unies doit être d’ouvrir la possibilité de soumettre des plaintes contre les STN en cas de manquement à leur obligation de respecter les droits humains.
Pour compléter cet organe de traité, un Centre public pour le contrôle des STN doit être créé, avec le mandat d’investiguer, de documenter, d’analyser et d’examiner les pratiques des STN et leurs impacts sur les droits humains. Le Centre sera mis sur pied et administré avec la participation des gouvernements, des mouvements sociaux, des syndicats et des peuples autochtones.
Le traité contraignant des Nations unies devrait prévoir l’établissement d’une Cour internationale sur les STN et les droits humains. Elle doit s’inscrire en complément des mécanismes nationaux, régionaux et internationaux existants, et se baser sur le principe que les personnes, les communautés et les États affectés doivent avoir accès à une instance judiciaire internationale indépendante pour obtenir justice pour violations aux droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux. Elle sera en charge de recevoir, d’enquêter et de juger les plaintes déposées à l’encontre des STN. De nouveaux types de crimes internationaux, tels que les crimes économiques, les crimes financiers, les crimes des entreprises et les crimes contre l’environnement, devraient être reconnus et tomber sous la compétence de la Cour internationale. La Cour doit prévoir tant la responsabilité civile et pénale des STN et de leurs dirigeants, ainsi que la responsabilité solidaire des STN par rapport à leurs filiales, fournisseurs, preneurs de licence et sous-traitants.
8. Les négociations doivent être protégées de l’influence des STN
Depuis des années maintenant les portes des Nations unies se sont ouvertes aux STN, présentées sous le nom de « parties prenantes », suivant une tendance mondiale généralisée qui consiste à céder le pouvoir de décision aux grands conglomérats économiques et financiers au détriment des États, des gouvernements et de la société civile en général. L’idée d’incorporer les « parties prenantes » sous la coupole de l’ONU fut adoptée officiellement par le Secrétariat général avec le lancement du Global Compact, le 25 juillet 2000, au siège des Nations unies à New-York, avec la participation de 44 grandes STN et d’autres « représentants de la société civile ». L’objectif déclaré du Global Compact est que les STN acceptent volontairement de respecter dix principes en matière de droits humains, de droit du travail, d’environnement et contre la corruption.
Cette alliance entre l’ONU et les grandes STN crée une dangereuse confusion entre une institution politique publique internationale comme l’ONU qui, d’après la Charte, représente « les peuples des Nations unies » et un groupe d’entités qui incarne les intérêts privés d’une élite économique internationale. Une telle alliance va donc exactement dans le sens contraire d’un nécessaire processus pour démocratiser les Nations unies et mettre fin à l’emprise des STN.
Il apparaît clairement aujourd’hui que cette approche volontaire à échoué. Elle a surtout permis aux STN de tirer profit de leur association avec les Nations unies sans avoir à prouver qu’elles se conformaient à ses valeurs fondamentales et à ses principes, ni aux traités des Nations unies en matière de droits humains. Et de fait, elles n’ont absolument pas changé de pratiques. Désormais, l’influence des STN sur les décisions des organismes composant les Nations unies contamine l’ensemble du système.
Il est donc primordial de prendre toutes les mesures nécessaires contre l’influence des STN lors de tout le processus de préparation et négociation du nouvel instrument international contraignant pour prévenir et sanctionner les violations de droits humains qu’elles commettent. L’expérience a démontré la capacité des STN à mobiliser d’énormes ressources pour faire échouer toute tentative de les réguler sérieusement au niveau international. Les STN ne sont pas des parties prenantes ni des détenteurs de droits humains. Les STN ne sont pas des entités démocratiques et transparentes. Par définition, elles défendent leurs intérêts particuliers (principalement ceux de quelques actionnaires majoritaires) et non pas l’intérêt général. Elles ne doivent pas être autorisées à participer directement au processus où elles seraient à la fois juges et parties. Les négociations se dérouleraient sur une base inégalitaire, étant donné que les organisations de la société civile, et même beaucoup de pays du Sud, ont des ressources économiques limitées et seraient directement confrontées à des STN aux chiffres d’affaire annuels de dizaines, voir même de centaines de milliards de dollars.