Dans son livre sur « La monnaie », Rémy Herrera montre que le dollar et le contrôle du système financier international font partie des armes de dissuasion massive des États-Unis non seulement contre leurs rivaux chinois et russes mais pour vassaliser l’Europe elle-même.
« À l’origine de cette déstabilisation des monnaies [la crise des changes de 1997-98], puis des bourses sud-est-asiatiques, la poursuite de l’appréciation du dollar amplifia l’effet de contagion et, combinée à la chute concomitante des cours du pétrole, répercuta les pressions des marchés financiers sur d’autres économies. Ainsi, à la mi-août 1998, la Russie dut se déclarer en cessation de paiements pour les obligations de la dette publique et abandonner aussitôt le dispositif de marges de fluctuations du rouble autour du dollar. La dévaluation de la monnaie russe lui fit perdre les trois quarts de sa valeur en quelques mois. Mais si cet immense pays était terrassé, que dire alors des autres beaucoup plus petits et vulnérables liés à lui ? Les mouvements de panique qui ont parcouru à l’époque le marché des changes se sont étendus aux pourtours centre-asiatique et est-européen de la Russie. L’Ukraine dut renégocier sa dette publique obligataire et connut, comme aussi le Kazakhstan et le Kirghizistan, une crise bancaire. Les économies de la région virent toutes leur monnaie plonger et leur taux d’inflation s’enflammer, entre la mi-1998 et la mi-1999 environ – sauf l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais c’est que ces deux pays sortaient juste d’une guerre. (p. 63)
Les effets de la crise [financière et systémique] de 2007-2008 sur les pays du Sud et de l’Est furent catastrophiques, et aucun n’y échappa vraiment. Certains ne furent affectés qu’un peu plus tardivement, tels que l’Inde ou le Nigeria, et parfois à plusieurs reprises, comme ce fut le cas de la Chine, touchée d’abord en 2009, puis plus durement et durablement à partir de 2012. Dès l’été 2008, la Russie et les pays de l’ex-Union soviétique avaient cependant déjà enregistré, comme ça avait été le cas dix ans plus tôt, de fortes sorties de capitaux entraînant une réduction de leurs réserves de devises et une dépréciation de leur monnaie. (p. 65)
De telles armes de dissuasion [Des condamnations à des amendes colossales, voire une interdiction de participer au système bancaire international à l’encontre de banques de pays, pourtant alliés de Washington, pour avoir effectué en dollars diverses transactions jugées répréhensibles par les instances judiciaires étasuniennes] sont utilisées pour affaiblir d’éventuels rivaux des États-Unis – alliés au Nord ou concurrents à l’Est et au Sud – et préserver leur suprématie monétaire sur le système mondial capitaliste. Mais le maintien et la protection du statut international privilégié du dollar constituent aussi une motivation à l’origine de guerres cette fois militaires engagées par Washington. (…)
Les États-Unis en viennent ainsi à menacer ou à attaquer des pays dont les autorités monétaires manifestent le souhait d’essayer de se dégager du joug du dollar – et dont le gouvernement est jugé coupable de lèse-majesté. Il leur faut contraindre le monde à respecter le statut suprême du dollar et donc, par-là, l’hégémonie étasunienne unipolaire. Reprenons l’exemple de la Russie. On sait que Vladimir Poutine a dénoncé à maintes reprises l’injustice – à vrai dire incontestable, quoi que l’on pense de ce président de la République – d’un système monétaire international placé sous la domination du dollar. (…) On sait aussi que cette attitude de contestation a rassemblé les conditions pour que ce pays voit son économie frappée de sanctions par les États-Unis – et à sa traîne l’Union européenne –, officiellement à la suite de la crise de Crimée en février 2014. Sa monnaie fut attaquée par des spéculateurs déterminés, spécialement en mars-avril de la même année, et le cours de son principal produit d’exportation (le pétrole) manipulé par Washington, avec la complicité de l’Arabie saoudite, afin d’être maintenu à des prix artificiellement bas ; s’ajoute à ceci que l’évaluation de la capacité de la Russie à rembourser sa dette fut sciemment dégradée par les agences de notation. Et, comme si cela ne suffisait pas, plusieurs gouvernements de pays limitrophes ont été secoués par des « révolutions de couleur » orchestrées en collaboration avec l’Occident – tantôt avec succès (en Ukraine), tantôt en vain (en Biélorussie) –, et accompagnées de menaces d’interventions militaires étasuniennes à peine voilées. (pp. 70-72)
C’est la perspective même d’une réorganisation du système monétaire international, allant dans le sens de son rééquilibrage, qui apparaît dangereuse aux États-Unis. Et elle n’est d’ailleurs pas sans lien avec leur comportement menaçant, voire carrément belliciste, sur maints théâtres d’opérations militaires, et ce en de multiples occasions. La mainmise des États-Unis sur l’OTAN, l’expansion de leurs installations en Europe de l’Est (de l’Estonie à la Macédoine du Nord, en passant par la Pologne, la Roumanie ou le Kosovo), l’appui au renversement du gouvernement en Ukraine ou la campagne particulièrement hostile menée à l’égard de la Biélorussie, sont autant de tentatives visant à isoler la Russie et à la séparer de l’Europe. en maintenant celle-ci en position subordonnée, sous la coupe de Washington. Tout comme le projet de Partenariat Trans-Pacifique entendait bloquer le gigantesque programme de Routes de la Soie impulsé par Beijing, celui de Partenariat transatlantique de Commerce et d’Investissement (dit de « Grand Marché transatlantique ») a cet objectif de prévenir la constitution d’un espace économique unifié à l’échelle continentale de l’Eurasie. » (p. 76)
Rémy Herrera, La Monnaie : du pouvoir de la finance à la souveraineté des peuples, PubliCetim nos 43-44, éd. du CETIM, Genève, 2022, 384 p. ISBN : 978-2-88053-142-3.
Note : dans le livre, les * renvoient à un important glossaire de près de 300 entrées.