À l’occasion de la 56e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, le mardi 2 juillet 2024, le Rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté, M. Olivier De Schutter, a présenté son rapport annuel en la matière. Dans ce document, il présente ses réflexions visant à déconstruire les racines profondes de la pauvreté et dénoncer le modèle économique dominant qui, loin de réduire la pauvreté, contribue à la perpétuer.
En effet, d’après M. De Schutter, la narration selon laquelle la croissance économique basée sur l’augmentation du PIB serait un facteur essentiel dans l’élimination de la pauvreté et la réduction des inégalités est mensongère et doit être dépassée. Mettant en cause le concept de « croissancisme » (growthism), il dénonce un paradigme implanté dans nos structures sociétales qui détourne de la nécessité de fournir davantage de biens et de services propres à améliorer le bien-être des individus. Une telle perspective conduit inévitablement à un autre constat, également exposé dans le rapport : tant que le système économique continuera de favoriser l’accumulation et la concentration des richesses entre quelques acteurs privés, l’exclusion sociale et les inégalités ne cesseront de se creuser.
Par ailleurs, le Rapporteur spécial rappelle que cet enrichissement permanent entraîne indéniablement une fragilisation des bases de l’économie productive. Se fondant sur le travail du Programme des Nations Unies sur l’environnement, il rappelle que la quantité de ressources extraites aurait triplé depuis la moitié des années 1970 et continue d’augmenter. Or, dans la mesure où la production industrielle effrénée aurait fait franchir six des neuf limites planétaires, un tel modèle n’est tout simplement pas viable. D’autre part, M. De Schutter condamne une sous valorisation des tâches utiles à la société. Selon son rapport, l’équivalent de 16,4 milliards d’heures de travail seraient consacrées à des tâches domestiques non rémunérées (charge des enfants ou des personnes âgées, entretien du foyer etc.), un constat qui concerne particulièrement les femmes. Bien que rarement reconnus ou soutenus par des investissements sociaux, les travaux domestiques sont pourtant essentiels à l’économie car ils permettent un travail productif. Or, si ce travail domestique était rémunéré au salaire horaire minimum, il représenterait 9% du PIB mondial. D’où l’importance cruciale de reconnaître et valoriser ce secteur souvent invisible et sous-estimé.
En résumé, malgré ses nombreuses lacunes, la croissance économique reste le principal indicateur de performance gouvernementale et est activement soutenue comme réponse aux divers défis sociétaux, y compris par le biais d’accords internationaux sur l’environnement. Dès lors, un changement de cap s’impose.
Le nécessaire passage à une économie respectueuse des droits humains
Pour réduire la dépendance économique au marché et sortir du cycle de surproduction et de surconsommation qui exacerbe ces inégalités, le Rapporteur spécial propose diverses réformes. Celles-ci incluent la stimulation de l’économie sociale et solidaire, la promotion de la participation des travailleur.euses aux décisions stratégiques, ou encore la fourniture de services universels tels que logements sociaux, services de garde d’enfants et transports publics gratuits.
Parallèlement, il préconise de corriger les dépendances structurelles du Sud par rapport au Nord. À cet égard, il estime que le développement des pays à faible revenu ne doit pas se concentrer uniquement sur la croissance du PIB, mais sur la création de richesses locales bénéficiant aux communautés, avec des emplois décents et des investissements dans les services publics.
Position et propositions du CETIM
A l’occasion de la présentation dudit rapport, le CETIM, qui travaille depuis de nombreuses années sur la question des droits économiques, sociaux et culturels (DESC), est intervenu lors du dialogue interactif en plénière du Conseil des droits de l’homme. Il a rappelé qu’une véritable politique d’éradication de la pauvreté nécessite impérativement de « s’attaquer aux fondements structurels du système économique, social, financier et commercial dominant, fondé sur la marchandisation effréné de tous les aspects de la vie, la libéralisation des marchés et la privatisation des services publics ».
Le CETIM a par ailleurs soutenu que le Conseil des droits de l’homme se doit d’être un espace propice de discussion et de promotion de modèles de développement autocentrés et autodéterminés capables de s’attaquer aux fondements de la pauvreté. Pour cela, les organisations internationales multilatérales devraient pouvoir agir comme un rempart face à l’imposition d’un modèle unique de développement tel le système économique néolibéral qui règne en maître depuis des décennies au niveau mondial. Considérant la nécessité de dépasser le cadre des Objectifs de développement durable (ODD), dont l’échec est inévitable et a déjà été annoncé par le Secrétaire général de l’ONU, le CETIM incite à la mobilisation de cadres juridiques et politiques offrant de véritables solutions. À ce titre, il est indispensable que le Rapporteur intègre dans se travaux les principes et les dispositions du droit au développement, très pertinents dans l’optique de construire des politiques publiques et des plans d’action contre les inégalités.
Un long chemin vers la mise en oeuvre
Les idées émises dans le rapport susmentionné sont traditionnellement portées par les opprimé.es et les organisations progressistes. Mais le fait qu’elles soient défendues et promues au sein de l’ONU, et de plus formellement reconnues et soutenues par la grande majorité des délégations étatiques, est significatif. Ceci dit, le chemin entre la mise en œuvre des recommandations dudit rapport et leur concrétisation à travers des politiques publiques tangibles et effectives, reste à parcourir. Et, dans une période d’offensive néolibérale, d’attaques contre les classes populaires et de creusement des inégalités, où les dépenses en armement explosent et les idéaux de paix sont ignorés voire censurés, un tel positionnement mérite d’être souligné et promu.
A l’heure où nous disposons d’un éventail de propositions utiles pour alimenter les stratégies vers un changement radical de système, il est impératif que les autorités publiques, mouvements sociaux, organisations et citoyen.nes guidé.es par la justice sociale s’approprient ces idées et travaillent collectivement pour en traduire l’élan en outils de lutte et efforts de plaidoyer concrets. L’objectif étant de se doter de leviers juridiques ainsi que de politiques concrets et viables dans l’espoir de bâtir un monde sans discriminations, juste et solidaire.
« Comme l’esclavage et l’apartheid, la pauvreté n’est pas naturelle. Elle est créée par l’homme et elle peut être surmontée et éradiquée par les actions des êtres humains. Surmonter la pauvreté n’est pas un geste charitable, c’est un acte de justice. » Nelson Mandela
Pour aller plus loin :
Page du CETIM consacrée au droit au développement
Melik Özden, Les droits économiques, sociaux et culturels, un levier juridique dans la lutte pour la justice sociale, 2023, édition CETIM
Francine Mestrum et Melik Özden, Cahier critique n°11, La lutte contre la pauvreté et les droits humains, juin 2012, édition CETIM