1. La Commission des droits de l’homme est saisie de la question d’un Protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) depuis presque dix ans. Force est de constater que le processus qui aurait dû aboutir à l’adoption d’un protocole avance très lentement, pour ne pas dire qu’il s’enlise. Pourtant, il n’a fallu que deux ans pour l’adoption du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
2. Avoir laissé de côté le Projet de protocole facultatif se rapportant au PIDESC, élaboré par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, a été un facteur aggravant ce retard. Le projet en question, présenté à la Commission des droits de l’homme en 19971, devrait servir de base pour le débat.
3. Cette extrême lenteur, qui ressemble beaucoup à un blocage, est due principalement à l’opposition à l’échelle mondiale de deux tendances antagoniques en matière de droit international. L’une défend l’idée d’un droit public, émanant des Etats et des organisations interétatiques internationales, et l’autre prône la privatisation du droit, une sorte de droit corporatif qui ne tiendrait compte que des intérêts du pouvoir économique transnational.
4. La première position estime que l’être humain et les droits qui lui sont conférés, parmi lesquels les droits économiques, sociaux et culturels, doivent être le fondement de tout ordre juridique ; la Déclaration universelle des droits de l’homme, les deux Pactes internationaux et d’autres instruments internationaux reflètent cette conception.
5. Pour la seconde tendance, le fondement de l’ordre juridique international devrait être subordonné au libre marché, ce qui dans les faits revient à la domination absolue et exclusive des grands monopoles transnationaux. D’après cette tendance, l’Etat doit avoir des institutions efficaces pour attirer les investissements étrangers, quel que soit le coût social de ces investissements. C’est ce que de nos jours on appelle la « good governance » et qui consiste à ce que l’Etat n’intervienne pas dans la vie économique, sauf pour fixer les règles qui favorisent le libre marché, y compris le libre marché du travail.
6. Cette conception est reflétée dans un réseau planétaire de normes contraires au droit public national et international en vigueur, qui prend la forme de traités bilatéraux de protection des investissements étrangers (environ 2000 sont en vigueur actuellement), de traités régionaux tels que l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA), ou le projet de Zone de libre échange des Amériques (ZLEA), des Accords de l’Organisation mondiale du commerce sur le commerce des services (AGCS), sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce (MIC), sur les aspects de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), etc.
7. Ce droit corporatif dispose aussi de ses propres juridictions. L’une est le Centre international pour le règlement de différends qui touchent aux investissements (CIRDI), dont le président n’est autre que le président de la Banque mondiale. Parmi ses normes on ne retrouve pas celles relatives aux droits humains et à l’environnement. Le CIRDI, avec le manque d’objectivité et d’impartialité qui caractérise la Banque mondiale, organise des tribunaux d’arbitrage qui règlent les différends entre les sociétés transnationales et les Etats qui acceptent de se soumettre à son arbitrage.
8. L’autre juridiction de ce droit corporatif est l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce qui, par le biais de la jurisprudence, est en train de créer un cadre normatif international qui échappe au contrôle des Etats et qui ignore – tout comme le CIRDI – les normes de base du droit international en matière des droits humains.
9. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui défendent ce droit au service des sociétés transnationales essaient de bloquer le processus menant à l’adoption d’un Protocole facultatif au PIDESC, qui donnerait aux victimes de violations de leurs droits la possibilité de présenter des plaintes auprès du Comité des droits économiques, sociaux et culturels. En d’autres mots, ils s’opposent à la création, dans le cadre du droit public international en vigueur, d’instances quasi juridictionnelles de droit public ayant la primauté sur les juridictions corporatives, telles que celle du CIRDI et celle de l’Organisation mondiale du commerce que nous venons de citer.
10. Il existe bien sûr des travaux académiques qui défendent cette tendance à la privatisation du droit et qui s’opposent à l’adoption d’un Protocole facultatif. Parmi ceux-ci se trouve le travail publié en juillet 2004 dans l’American Journal of International Law, par Michael Dennis et David Stewart, deux fonctionnaires du Département d’Etat des Etats-Unis d’Amérique, pays qui, comme tout le monde le sait, est le gendarme en chef et le principal bénéficiaire du pouvoir économique transnational.
11. Les auteurs du travail, après avoir cité de façon critique les Observations générales N° 14 et 15 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels où sont mentionnés le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce parmi les entités qui doivent aussi respecter les droits économiques, sociaux et culturels, avancent ce qui suit (pp 499 et 500) :
« En résumé, si l’on adopte la vision du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, il est probable que le nouveau mécanisme de plaintes provoquera de la confusion plutôt que de la clarté à la dimension internationale des droits économiques et sociaux. Il est fort peu probable que les principaux pays donateurs acceptent des directives … dont le but est de subordonner les activités des organisations internationales au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. »
12. Le paragraphe ci-dessus lance clairement l’idée selon laquelle le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels n’est pas applicable aux grandes puissances (que les auteurs appellent « principaux pays donateurs ») ni à leurs instruments : la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce.
13. Dans les pages suivantes du même article, les auteurs s’expriment contre ladite « perméabilité » des différentes catégories de droits humains. D’une part, ils ressuscitent la vieille théorie selon laquelle seul les droits civils et politiques sont des « vrais droits humains » et que les droits économiques et sociaux ne sont que de simples aspirations ; d’autre part, ils prétendent qu’il existe un mur imperméable qui sépare ces deux catégories de droits.
14. Faut-il souligner qu’à l’heure actuelle, personne, sauf le milieu des affaires et leurs alliés, ne met en cause le principe de l’indivisibilité et l’interdépendance des droits humains. Ce principe a été réaffirmé à maintes reprises par tous les Etats -même s’ils ne respectent pas toujours leurs engagements-, en particulier dans la Proclamation de Téhéran de 1966 et la Déclaration de Vienne de 1993.
15. D’ailleurs, de nombreux tribunaux nationaux et la Cour européenne des droits de l’homme ont reconnu cette « perméabilité » des droits de l’homme. Cette dernière, dans sa décision « Airey vs Irlande » (9/10/79, Série A nº 32) a déclaré: « Tout comme la Commission, la Cour ne considère pas qu’il faut laisser de côté une quelconque interprétation du simple fait qu’en l’adoptant on pourrait courir le risque d’envahir la sphère des droits économiques, sociaux et culturels ; il n’existe aucun mur imperméable qui sépare cette sphère de droits du champ de la Convention. »
16. Cela fait longtemps que de nombreux spécialistes soutiennent également que ces deux catégories de droits sont indissociables et indivisibles du fait que l’être humain l’est aussi et que le dénominateur commun de tous les droits de l’homme est précisément la dignité inhérente à la personne humaine.
17. L’Association Américaine de Juristes (AAJ), le Centre Europe – Tiers Monde (CETIM) et la Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples (LIDLIP) estiment que ces deux positions, l’une qui soutient que le droit international public des droits de l’homme doit prévaloir, et l’autre affirmant que la prééminence doit être accordée aux intérêts des entreprises transnationales, sont non seulement antagoniques mais aussi irréconciliables.
18. Par conséquent, l’AAJ, le CETIM et la LIDLIP considèrent que la Commission des droits de l’homme et son Groupe de travail ont l’obligation, même dans l’absence d’un consensus, d’avancer avec célérité vers l’adoption d’un Protocole facultatif ayant pour base le Projet élaboré par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels.
19. Le fait de continuer d’accepter la situation actuelle de blocage consisterait à reconnaître de façon implicite la subordination des mécanismes interétatiques du système des Nations Unies aux intérêts des grands groupes économiques.