La question de la terre et de son inégale répartition est au coeur des problématiques sur les droits économiques, sociaux et culturels et sur le droit au développement dans de nombreux pays du Sud. En effet, le manque d’accès aux ressources productives n’est pas étranger au problème du dénuement extrême dans lequel sont plongés des centaines de millions de paysans dans le monde.
Dans de nombreux pays, la question de la réforme agraire est évoquée en vain face à des pouvoirs économiques et politiques hostiles à la redistribution de la terre, voire favorable à une concentration qui profite aux familles riches et aux entreprises étrangères désirant s’implanter à coût réduit et obtenir une main d’oeuvre bon marché, prête à accepter les plus dures conditions de travail.
Le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) aimerait relever que les conséquences de cette inégale répartition de la terre sur tous les droits de l’homme est un sujet de préoccupation majeur pour les organisations de la société civile de nombreux pays « en développement ». Il faut souligner que le maintien de la concentration des terres n’a pas seulement un impact sur les droits économiques, sociaux et culturels, mais aussi sur les droits civils et politiques.
D’un côté, le phénomène de concentration des terres entraîne une pauvreté et une précarisation des conditions vie des populations. En excluant une grande partie des citoyens, on nie leurs droits économiques et sociaux: droit à l’alimentation, droit à la santé, droit au travail, droit à des conditions de travail justes et favorables, droit à un niveau de vie suffisant, etc.
De l’autre côté, les actions de résistance civile face à ces conditions économiques et sociales difficiles sont durement réprimées par le pouvoir en place, ce qui constitue une violation délibérée des droits civils et politiques.
Au Brésil, l’exclusion et la répression vont de pair
Le Brésil connaît une concentration extrême des terres aux mains des grands propriétaires : 2,8 % de propriétaires terriens possèdent plus de 56 % des terres agricoles, 1% des exploitations agricoles occupe 45 % de la superficie totale. Par ailleurs, 50 % de petits propriétaires ne disposant que de 2,5 % de la superficie emploient environ les deux tiers de la population rurale.
Le pouvoir brésilien, ne pouvant justifier sa politique d’exclusion en aucune manière, désigne souvent les phénomènes naturels comme les uniques responsables des catastrophes humanitaires auquel on assiste, à la manière dont le font d’autres gouvernements, comme nous l’avons dénoncé dans le cas de l’Ouragan Mitch par exemple.1 Or, si les éléments climatiques ont une telle influence sur les populations en situation difficile, c’est justement parce qu’une politique discriminatoire favorise la détérioration des conditions de vie des couches défavorisées; la population est ainsi rendue vulnérable aux éléments naturels tels qu’inondations, sécheresses, invasion d’insectes etc.
Que reproche la société civile au gouvernement brésilien en ce qui concerne la terre ?
Malgré l’existence de « Institut national de la colonisation et de la réforme agraire » (INCRA) et malgré les promesses des différents gouvernements de prendre en main la question de la redistribution des terres, très peu de mesures réelles ont été prises pour changer la situation. Alors que la terre est abondante, une énorme partie des petits paysans est toujours sans terres et sans ressources. Le Brésil possède une aire territoriale de 850 millions d’hectares, dont 390 millions sont considérées adéquats à l’agriculture et à l’élevage par l’INCRA. Or, 31 % de ces terres est laissé inexploité.
Le gouvernement brésilien avance principalement que l’expropriation des terres est un processus cher et lent. Le gouvernement prétend qu’il ne peut se permettre de racheter les terres aux grands propriétaires. En effet, la pression des grands propriétaires sur le gouvernement et leur présence au sein même des hautes instances brésiliennes contraignent ce même gouvernement à leur verser de lourdes indemnités.
Face à cela la société civile, composée de nombreuses ONGs, de coopératives, d’associations paysannes et de mouvements ruraux expose une autre approche de la réforme agraire, basée sur le respect des droits humains et non sur les intérêts économiques des plus riches, une réforme qui a été maintes fois pensée, jamais réalisée.
Plusieurs éléments sont entre autres avancés par ces mouvements:
Tout d’abord de nombreuses propriétés terriennes n’ont aucune légitimité ; certaines sont simplement le résultat d’arrangements politiques illégaux. Il convient donc de remettre en question au niveau gouvernemental le fondement de certaines propriétés, pour la plupart gigantesques.
Ensuite, un nombre impressionnant de ces propriétés laissent de grandes quantités de terres inexploitées. En effet, de nombreux propriétaires n’utilisent pas toutes les terres parce qu’ils en ont tout simplement pas l’usage.
Pour une grande part, il n’est donc pas légitime, ni nécessaire de racheter les terres aux grands propriétaires mais il convient de se baser sur des critères objectifs pour déterminer à qui appartient vraiment la terre. Une saisie de terres illégitimes et /ou inutilisées de la part de l’Etat permettrait une redistribution équitable aux petits paysans dans le besoin.
Le pouvoir en place ne tient pas compte de ces propositions et prétend ne pas avoir les moyens d’aider les pauvres, ce qui est pourtant l’engagement que celui-ci a pris en ratifiant les différents instruments internationaux des droits de l’homme.
La Banque de terres de la Banque Mondiale
Pris dans une logique du marché comme unique décideur virtuel, et entraîné par la poussée ultralibérale de la mondialisation, le gouvernement brésilien abandonne l’idée de l’expropriation d’immenses étendues de terres accaparées et souvent inutilisées par des grands propriétaires fonciers.
Il est appuyé en cela par la Banque Mondiale, qui propose un programme appelé « Cédule de la terre ». Ce programme débuta en 1997 dans le but prétendu d’offrir des financements aux paysans sans terres pour qu’ils achètent directement leurs lopins aux propriétaires.
Ce programme, présenté comme profitable aux petits paysans, est pourtant vivement critiqué par la société civile brésilienne. Il est considéré comme un leurre dans la mesure où il serait une réponse inadaptée choisie par le gouvernement brésilien pour ne pas procéder à une véritable réforme agraire, pourtant inscrite dans la Constitution de 1988.
Avec ce programme le gouvernement reconnaît implicitement, d’une part, la légitimité de la propriété de la terre telle qu’elle existe actuellement au Brésil et d’autre part abandonne ainsi ses engagements formels de redistribution des terres en demandant aux petits paysans de payer eux-mêmes leurs terres, à l’aide d’un prêt, en présentant ceci comme une aide de la communauté internationale (BM) et des autorités nationales. Ainsi, la réforme agraire est délibérément abandonnée en vertu de la logique de marché.
D’autre part, ce programme favoriserait l’endettement des petits paysans et n’aiderait en rien à améliorer d’une façon satisfaisante leur situation. Il permettrait en outre aux autorités de se décharger de leurs responsabilités en direction du domaine privé ; le problème de la réforme agraire ne serait ainsi plus de son ressort.
Les critiques principales avancées par ces organisations populaires sont les suivantes :
– Alors que la Banque Mondiale annonçait l’octroi de 360 millions de $ annuels en faveur de la Banque de terres, le gouvernement du président Fernando Cardoso éliminait 700 millions de Reals destinés à la réforme agraire (1$ = 1,8 Real).
– Si les agriculteurs entrent dans ce programme, ils ne peuvent pas bénéficier des subventions allouées par les différentes institutions du pays, que ce soit le PROCERA ou l’INCRA qui mettent à disposition en temps normal des crédits d’encouragement. Ainsi ils ne disposent d’aucune aide pour démarrer et rembourser les crédits qu’ils ont contracté pour acheter leurs terres.
– Le contrôle de la terre reste aux mains des grands propriétaires. Il y aura distribution de la terre seulement dans le cas où le propriétaire veut la vendre. De plus, pouvant décider quelles terres ils désirent vendre, seuls les terres de basse qualité seront vendues.
– La législation de la Banque de terre prévoit la formation d’associations de producteurs ayant accès au programme. Ainsi, le programme aurait pour tendance de renforcer les alliances électorales des oligarchies rurales du pays, favorisant ainsi la soumission politique des exclus.
– Avec le remplacement de l’expropriation par la Cédule de la terre, les autorités et la BM récompensent les grands propriétaires. En effet ils recevront en espèce de l’argent pour les terres vendues au lieu des titres de la dette agraire liquidables sur 20 ans.
– L’élargissement du programme à tout le territoire national causera une augmentation substantielle du prix de la terre. En effet, les grands propriétaires s’organiseront en cartels afin de spéculer et ainsi faire augmenter le prix dans chaque localité. Les paysans sans terres et les petits agriculteurs seront obligés de payer le financement de l’achat de la terre à des coûts prohibitifs.
Ainsi, la société civile dans sa majorité considère que ce programme aura tendance à accroître la pauvreté et non à la combattre comme le prétendent tout haut la Banque Mondiale et le gouvernement Cardoso.
Résistance démocratique et répression
La situation de pauvreté, d’injustices et d’inéquité au sein de la société rurale brésilienne a conduit ces dernières années à de larges mouvements de résistance non violentes de la part de populations paysannes. Le Mouvement des paysans Sans Terres (MST) par exemple, bien connu au niveau international, mène des actions visant à occuper simplement les terres inexploitées des grands propriétaires pour cultiver et ainsi obtenir de quoi vivre.
Luttant pour le respect de leurs droits économiques, sociaux et culturels, bafoués par les autorités en place, les petits paysans subissent ensuite une répression d’ordre civile et politique : arrestations arbitraires, torture, viols, exécutions sommaires, massacres etc.
C’est particulièrement le cas lors « d’évacuations » de terres occupées par des sans-terres qui donnent lieu à toutes sortes d’abus. Mais cette répression est aussi permanente à l’encontre des membres du MST et d’autres mouvements revendicatifs dans la vie de tous les jours: arrestations, détentions, torture etc.
De 1985 à 1997, 1003 paysans ont été assassinés dans le pays. Sur ce nombre, seulement 56 cas ont fait l’objet d’une procédure pénale et seuls quelques uns ont été jugés. L’impunité est quasi- totale.
Deux sommets de violence ont été atteints avec les massacres de Corumbiara (9 août 1995) et de Eldorado de Carajas (17 avril 1996). Dans le premier 11 paysans ont été tués lors de l’évacuation du terrain par la police militaire. De nombreuses personnes ont été torturées et humiliées et 90 personnes ont été grièvement blessées. Dans le second, 19 personnes ont été assassinées.
Pour 1998, on recense notamment 32 travailleurs assassinés, 142 travailleurs emprisonnés, 20 personnes torturées dans la région des Tocantins, différents cas de torture dans d’autres régions, tous liés au Mouvement des Sans Terres, sans compter les violences, menaces et attaques fréquentes de tous ordres subies par les paysans de la part de la police militaire. Les violences sont particulièrement fortes lors des évacuations nocturnes illégales, spécialement dans l’Etat du Paraná cette année.
Encore aujourd’hui, plus de 60’000 familles vivent dans des campements de fortune en totale violation de la constitution brésilienne. Beaucoup d’entre elles vivent là depuis plus de 10 ans.2
Faisant face à une réelle pression nationale et internationale sur la question de la terre, le gouvernement brésilien tente d’une part de discréditer le Mouvement des Sans Terres, pourtant soutenu par une large base populaire, et d’autre part, essaie de camoufler l’abandon de la réforme agraire par le programme de la Banque de Terre entrepris conjointement avec la Banque Mondiale.
Ce programme, mis en place sans consultations des citoyens concernés (organisations rurales, communautés indigènes et afro-brésiliennes, des travailleurs des plantations etc.), comme cela devrait être le cas, montre la persistance de la Banque Mondiale dans l’imposition de projets inadaptés en accord avec les groupes privilégiés des pays du Sud. Un modèle pensé de l’extérieur et non développé par les organisations démocratiques locales.
Nous demandons instamment à la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités d’intervenir auprès du gouvernement brésilien afin que ce dernier respecte le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et en particulier l’article 11 qui établit entre autres : « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant et [la nécessité] de la réforme des régimes agraires » ainsi que les termes du pacte international relatif aux droits civils et politiques.