Si l’ensemble des recommandations et résolutions contenues dans la dernière version en date du « technicaly reviewed text » (A/CONF.211/PC/WG.2/CRP.2, publiée le 17 mars 2009), soumise au débat de la réunion Durban II, sont effectivement partout mises en oeuvre et appliquées, cela représenterait assurément un pas en avant considérable par rapport aux pratiques quotidiennes vécues notamment par des centaines de milliers de migrants dans les pays dits civilisés et démocratiques et qui se targuent d’être des berceaux des droits humains. A cet égard, on pourrait souhaiter, qu’en plus de formations dispensées dans les milieux journalistiques, les dispositions issues du processus Durban I (2001) et Durban II (2009) fassent l’objet d’une compilation didactique, par l’Unesco par exemple. Les exigences qui s’en dégagent pourraient être ainsi débattues dans les écoles, confrontées par les élèves à la réalité de leur environnement et leurs appréciations ensuite échangées internationalement entre eux.
Cependant, la version actuelle, expurgée de la plupart de ses références à la réalité concrète sous prétexte d’offrir espace à un consensus, marque un net pas en arrière en regard de Durban I. Pour parvenir à cette fin, la plupart des diplomaties et des médias occidentaux n’ont pas lésiné sur les moyens.
Durant toute la période de préparation de Durban II, la désinformation propagée par la majorité des journaux occidentaux sur les véritables enjeux des controverses et la mauvaise foi crasse de certains chefs d’Etat ont atteint un point tel qu’on pourrait naïvement se demander si les uns et les autres avaient lu les diverses versions du texte finalement amendé.
Tout ce brouillard, assorti de menaces de boycott, avait pour objectif évident de ne pas se confronter aux racines systémiques du racisme d’un monde façonné par cinq siècles d’expansion du capitalisme. Partant d’Europe, celui-ci a toujours été impérialiste. Et son caractère raciste n’a pas trait qu’au passé. S’il n’est mis un terme aux dominations impérialistes et aux inégalités, cette caractéristique perdurera. Une forme d’apartheid à l’échelle mondiale menace. Un futur inacceptable, déjà bien tracé par le cours d’une mondialisation à travers les oligarchies financières, les sociétés transnationales à ambition planétaire et les grandes puissances. Un futur heureusement pas inéluctable si on s’attaque aux racines du mal.
Durban I amorçait cette réflexion. Les délégations et personnalités représentant les peuples du Sud, quoiqu’on puisse penser des problèmes inévitables posés par toute forme de délégation, avaient parfaitement raison d’insister sur le fait que la traite négrière et le colonialisme, ces horreurs indicibles n’ont pas laissé que des cicatrices ineffaçables ; les conséquences de ces entreprises monstrueuses de siècles passés marquent encore pour une bonne part leur présent. Bien que proclamée, l’égalité entre tous les peuples et l’indépendance souveraine de chaque nation restent toujours à défendre et concrétiser.
Prétendre que des références à des situations concrètes n’ont pas lieu d’être dans le document alors adopté (Durban I)– comme il est dit à propos de la mention du Proche-Orient alors que par ailleurs il y est question des conditions vécues par les personnes d’ascendance africaine ou asiatique, par les Roms et les Gitans ou encore de l’holocauste – ne peut être retenu comme un argument valable : il s’agit justement de situations qui font système et qui méritent d’être dénoncées comme telles.
Prétendre que les Etats actuels du centre ne peuvent être tenus responsables de leur passé colonial ou esclavagiste reste par ailleurs bien inconséquent. Ces mêmes Etats n’évoquent-ils pas le principe de la continuité de l’Etat lorsqu’il s’agit de s’opposer à toute demande, par les peuples qui en ont été victimes, d’annulation de dettes externes odieuses contractées par des dictatures qui le plus souvent leur ont été imposées ? Un tel raisonnement est diamétralement opposé à la plus élémentaire justice. Qui plus est : s’il faut parler de continuité, il y a, dans le premier cas, une continuité des classes dominantes et des oppresseurs ; dans le second, une continuité des victimes et des opprimés. Evoquer la continuité de l’Etat dans le cas de la dette odieuse reste en conséquence purement scandaleux ; en revanche, avancer l’idée de réparations dues aux peuples victimes de la traite négrière ou du colonialisme – leurs modalités restant à déterminer – fait parfaitement sens.
Prétendre enfin que le sionisme, dans sa concrétisation historique réelle, coloniale et discriminatoire dans tous ses aspects, ne représente en aucune manière une forme de racisme, est contraire à toute observation intellectuelle honnête des évènements en cours dans la région depuis bien plus de soixante ans.
L’apartheid mondial
Ceci étant, le racisme, tel qu’on en voit évoluer les formes aujourd’hui, ne saurait se résumer à des attitudes et pratiques néfastes d’individus ou de groupes ou à de mauvaises pratiques de corps d’Etat, d’employeurs, de logeurs et autres, même si ces aspects meurtriers et dégradants dans la quotidienneté sont non seulement exécrables, mais contraires au respect minimum des droits humains et donc condamnables sur cette simple base. Mais de fait et de plus, tout en se perpétuant, le racisme à changé de couleur, si l’on ose dire ainsi. Plus précisément, il ne se réfère plus seulement à la couleur de la peau, même si celle-ci reste un discriminant dominant. Cela va au-delà. Avec la mondialisation polarisante actuelle, ses victimes n’en sont plus seulement les peuples et les gens « de couleur », même si ceux-ci en constituent toujours l’énorme majorité. Ce racisme est adjuvant et résultat d’une inégalité sociale grandissante, une inégalité entre peuples comme entre individus vivant dans une même nation. Ce racisme fait système, fait partie du système d’exploitation et de domination prévalent à l’échelle mondiale. Il vise le pauvre, le producteur pas assez « rentable » pour rapporter suffisamment de profits, les non-consommateurs parce qu’insolvables, les vieux grabataires « à la charge de la société », les « marginaux », les « improductifs » aux yeux du capital, la masse des travailleurs facilement interchangeables parce que « non-qualifiés » ou « disqualifiés » selon ses critères. Les travailleurs informels, les habitants des bidonvilles, les « petits » paysans – demeurant l’immense majorité dans le monde. Aussi, le « petit blanc » fermier de l’Arizona peut en faire partie tandis que le professionnel hautement qualifié, « même » d’origine africaine ou asiatique, pourra en réchapper, si ce n’est aux vexations quotidiennes qu’il continuera à vivre douloureusement. L’efficacité des groupements néo-nazis et d’extrême droite, comme par ailleurs des divers courants « fondamentalistes », « communau-taristes », est justement dans leur capacité à diviser ces divers exclus des « bienfaits de la mondialisation », ces populations devenues « superflues », à faire en sorte qu’elles s’affrontent ou s’honnissent, au nom de prétendus particularismes culturels ou de « races » inconciliables, plutôt que de s’unir face aux politiques à l’origine de leur commune marginalisation, exclusion, précarisation, ostrasisation.
C’est aussi sur ce racisme-là, sur cet apartheid à l’échelle mondiale, que les débats de Durban I ont permis d’amorcer une réflexion critique et d’entamer des controverses nécessaires. Nécessaires et urgentes, car il en va de l’avenir de l’humanité. Il y a lieu de les poursuivre, même si cela vaut des grincements et des ruptures momentanées. Aucune solution durable au problème du racisme ne pourra être dégagée si ses racines systémiques ne sont pas pour le moins approchées, discutées. Et, partant de là, aucune stratégie quelque peu effective ne pourra être dégagée dans d’autres domaines concernant l’humanité tout ensemble, comme ceux posés par les défis environnementaux auxquels elle se voit massivement confrontée, si ces dimensions ne sont abordées.
Genève, le 2 avril 2009