Monsieur le Président,
Le 4 décembre dernier, le Comité des droits économiques, sociaux et culturel adoptait sa huitième Observation générale dans laquelle, après avoir remarqué que « Le recours à des sanctions économiques [était] de plus en plus fréquent », il entendait « souligner que ces sanctions devraient toujours tenir pleinement compte, en toutes circonstances, des dispositions du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », ainsi que, d’une façon générale, des dispositions de la Charte des Nations Unies se rapportant aux droits de l’Homme qui « doivent être considérées comme entièrement applicables en la matière. »
Le CETIM s’associe pleinement à ces remarques, en soulignant qu’en tous les cas des mesures coercitives unilatérales devraient être proscrites.
Pour illustrer notre propos, nous commencerons par l’Irak en nous référant au dernier rapport intérimaire fourni par le Rapporteur spécial sur l’Irak, que l’on ne peut soupçonner de sympathies particulières pour le régime de Saddam Hussein, qu’il qualifie à raison de pays où « tout le pouvoir [est] concentré dans le mains d’une dictature cruelle » (§9).
Après avoir dressé une longue liste des exactions du régime en matière de droits civils et politiques, Monsieur van der Stoel aborde au chapitre IV la question du droit à une alimentation suffisante et à des soins de santé. Et si, le rapporteur désigne là aussi des manquements graves de l’Etat irakien, force lui est de reconnaître qu’en matière d’alimentation par exemple, « Les données recueillies montrent que l’état de presque tous les enfants en bas âge a évolué vers la malnutrition, que l’on observe fréquemment dans toutes les provinces » alors que, « Avant les sanctions, on observait rarement en Irak des signes cliniques de malnutrition grave, et [que] des études réalisées à Bagdad tendaient à prouver que dans les quartiers pauvres, il y avait peu d’enfants d’un poids insuffisant pour leur âge. »
La détérioration dramatique des conditions d’existence de la très grande majorité du peuple irakien, en particulier les groupes les plus vulnérables de la population, a été dénoncée ici même par de très nombreuses agences onusiennes et ONG, dont nous-mêmes. Il n’est pas dans notre propos d’y revenir dans le détail, sinon pour souligner que cette dégradation se vérifie dans tous les domaines.
Or, comme le soulignait en 1995 déjà une mission de la FAO en conclusion de son Evaluation de la situation alimentaire et nutritive en Irak « En dépit de la complexité des problèmes, leur cause aussi bien que leur solution sont, en principe, claires. »
Que le gouvernement irakien se soit longtemps refusé à signer les fameux accords « pétrole contre nourriture » – de toute façon dérisoires face à l’ampleur des besoins – ne diminue en rien les responsabilités prises par la communauté internationale, nommément le Conseil de sécurité et en particulier les Etats-Unis, ainsi que par les autres membres du Conseil qui ont droit de veto, dans le drame vécu par la population irakienne.
Au contraire, et justement du fait qu’il s’agit d’une dictature décrite comme cruelle et implacable, cette prise en otage du peuple irakien, qui en est déjà la victime, est d’autant plus perfide et inacceptable.
Monsieur le Président,
Nous fêterons l’année prochaine le 50ème anniversaire de la clôture des travaux du Tribunal de Nuremberg qui, pour la première fois, a défini la notion de crime contre l’humanité.
Face aux critères dégagés par ce Tribunal – ou encore en regard de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 12 janvier 1951 – l’interrogation portée sur les responsabilités du Conseil de sécurité envers des centaines de milliers d’Irakiens, morts ou marqués à vie du fait de l’embargo, prend une dimension toute particulière.
Car, au motif de réparation et d’annihilation du danger potentiel que représenterait l’armement irakien, c’est bien toute la population du pays, sans limite, qui objectivement a été, et demeure, la cible des sanctions prises, et dont les conséquences sont devenues rapidement évidentes.
On objectera peut-être que les résultats concrets et dramatiques de la politique du Conseil de sécurité n’étaient pas de son intention.
Cette objection est-elle pertinente?
Permettez-nous ici, Monsieur le Président, d’avoir recours à une métaphore: Imaginez un instant qu’un fanatique des armes, confortablement installé chez lui, prenne son fusil d’assaut et, pour l’essayer, qu’il tire contre la paroi. Imaginez encore, qu’entendant un bruit sourd venu d’à côté, le tireur passe la tête par la fenêtre et constate que son voisin est étendu raide mort au milieu de son salon, la balle ayant traversé la frêle cloison. Nul doute que le fautif pourra plaider l’homicide par négligence, son acte ayant « donné la mort sans l’intention de la donner ». Mais imaginez enfin que, sur ce, l’homme regagne son fauteuil et tire un nouveau coup, tuant cette fois-ci la fille de son voisin. Et qu’ainsi de suite, de coup en coup, d’année en année, il continue à ferrailler. A moins d’être reconnu irresponsable pour débilité mentale, il ne nous paraît guère possible qu’il puisse échapper à la plus grande sévérité du tribunal.
Le bien-fondé, notamment, de la résolution 687 du 3 avril 1991, sur laquelle le Conseil de sécurité s’appuie essentiellement pour maintenir l’embargo, et surtout ses modalités d’application, posent également problème. Rappelons que cette résolution, instaurant le cessez-le-feu après la guerre du Golfe, ne lie l’embargo pétrolier qu’à l’acceptation par l’Irak de son désarmement à long terme.
Le 10 janvier 1995, dans une interview accordée au journal Le Monde, Monsieur Rolf Ekeus, chef de la mission spéciale ad hoc de l’ONU, déclarait après avoir constaté que l’Agence internationale de l’énergie atomique avait achevé son travail: « Mon travail est presque fini ». « La fin de ma mission est proche et inévitable et personne ne peut nous influencer ».
Trois ans après, l’embargo n’est toujours pas levé. Qui plus est, suivant la logique retenue, il n’y a pas de raison que le peuple irakien voie une fois le bout du tunnel, même si le récent accord passé sous l’égide du Secrétaire général laisse percer une lueur d’espoir. Déjà certains pays et compagnies pétrolières craignent une baisse du prix du brut, à son cours le plus bas depuis très longtemps.
En effet, imaginons que ce soit la Suisse qui soit visée. Quand pourrait-on dire, avec certitude, que la dernière galerie fortifiée des Alpes, ou que la dernière chambre forte bancaire, a été contrôlée?
Une simple tournée dans les entrepôts de la région bâloise ne nous ferait-elle pas découvrir des centaines de tonnes de produits pouvant, potentiellement, être utilisés pour la fabrication d’armes chimiques ou bactériologiques?
La plupart des pays proches de l’Irak, à commencer par Israël, qui n’a respecté jusqu’ici aucune des résolutions de l’ONU, ne disposent-ils pas de tels arsenaux dangereux?
Et qu’en est-il des cinq membres permanents du Conseil de sécurité?
L’armement nucléaire est-il moins terrifiant que l’armement chimique ou bactériologique, ces « armes du pauvre » comme on les qualifie?
Connaît-on un pays qui, sans avoir jamais été menacé sur son propre territoire, a commis depuis 1945 plus d’agressions aux quatre points cardinaux du globe que les Etats-Unis?
N’y a-t-il pas lieu de distinguer agressions réelles, violations graves en cours, ou imminentes, des droits de l’homme, et dangers « potentiels », lorsqu’on parle de sanctions?
Y aurait-il deux poids, deux mesures?
Mêmes questions concernant l’embargo contre la Libye.
Le 27 février dernier, la Cour internationale de justice, après six ans de délibérations, et d’embargo, s’est déclarée compétente pour examiner la requête de la Libye à propos de l’affaire Lockerbie, donnant implicitement tord, en tout cas sur les questions de procédures, aux Etats-Unis, à la Grande Bretagne et au Conseil de sécurité.
Le peuple libyen aurait-il subi six ans de privations en toute illégalité ?
Quant à Cuba, voilà plus de trois décennies que son peuple souffre d’un embargo unilatéral, injustifié et injustifiable, décrété par son puissant voisin, la première puissance mondiale, qui s’emploie de surcroît à contraindre tous les autres pays à le suivre dans cette entreprise condamnable, imposée par l’arrogante volonté des Etats-Unis de dicter leur conduite à tous les peuples du monde.
Bien que mondialement réprouvés et condamnés par de multiples résolutions de l’ONU, les Etats-Unis s’entêtent, bafouant sans vergogne le droit international et la souveraineté des autres Etats. Pire, avec la Loi Helms-Burton, ils ont encore renforcé leur blocus, ne prenant même plus la peine de cacher leurs visées de caractère colonial et leur mépris du droit.
La question posée n’est pas d’alléger ce blocus, mais de le lever, sans condition.
En conclusion, Monsieur le Président,
1. En ce qui concerne les mesures coercitives unilatérales, nous rappellerons que la Commission les a condamnées sans ambages, déclarant notamment dans sa résolution 1995/45 que « l’adoption ou l’intensification de mesures coercitives unilatérales constituent une violation des droits fondamentaux des peuples. » (§8 du dispositif)1;
2. En ce qui concerne des sanctions économiques internationales, quel qu’en soit ou non le bien-fondé, ce dernier n’absout en rien les parties responsables de leur application du respect de leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme.
Et, s’il s’agit de sanctionner des violations internes des droits de l’homme, le soutien des victimes devrait en outre être requis et explicitement exprimé, comme ce fut le cas face à l’apartheid de la part de l’ANC et des Eglises sud-africaines;
3. De façon plus générale, toute mesure de coercition internationale devrait non seulement être conforme au droit international, dans toutes ses dispositions, mais définie très précisément quant à sa cible, ses modalités, et ses objets;
4. Enfin et surtout, toute mesure de ce type, de même que les interventions armées massives dites de paix, devraient être bannies aussi longtemps que l’ONU ne se sera pas donné les moyens de s’affranchir d’une politique de deux poids deux mesures, de la volonté d’hégémonie exercée par certaines grandes puissances et bailleurs de fonds;
Et, 5. Aussi longtemps que l’ONU ne se sera pas dotée d’une forme de Cour constitutionnelle à même d’examiner et de trancher rapidement de l’adéquation des résolutions prononcées avec sa Charte fondamentale, ou que les instruments existants, telle la Cour internationale de justice, ne seront pas investis de véritables pouvoirs et moyens dans ce sens.
On accuse souvent l’ONU d’impuissance et de paralysie. Mais on aurait tord de croire que l’application par elle de remèdes qui se révèlent pires que le mal, puisse contribuer à relever son image auprès de peuples du monde.
Merci, Monsieur le Président.