CONSEIL DES DROITS DE L’HOMME
26e session
Point 3 Promotion et protection de tous les droits humains, droits civils, politiques, économiques et culturels, y compris le droit au développement
Déclaration écrite conjointe du Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) et de l’Association internationale des juristes démocrates (AIJD)
(10 au 27 juin 2014)
EXPLOITATION MINIÈRE ET VIOLATIONS DES DROITS HUMAINS EN COLOMBIE: LE CAS D’ANGLO GOLD ASHANTI CONTRE LA COMMUNAUTÉ AFRO-DESCENDANTE DE LA TOMA (CAUCA)1
Contexte de la politique minière en Colombie
En 2001, la Colombie a adopté un nouveau Code minier. Pour développer ce Code minier, l’État a été directement conseillé par un cabinet d’avocats qui représentait la moitié des sociétés inscrites dans le registre minier national et par des entreprises minières canadiennes avec de grands intérêts dans le territoire (actuellement, 43,41% des entreprises minières actives en Colombie proviennent de ce pays). Cette loi a ouvert le chemin à l’intensification des activités d’exploration et d’exploitation minière en déclarant l’industrie minière comme une « activité d’utilité publique et d’intérêt social », permettant ainsi l’expropriation unilatérale des terres où la présence de minéraux est suspectée.
Sur recommandation de la Banque mondiale, le Code minier a éliminé la possibilité qu’avait jusqu’à là l’État de participer directement à l’exploitation de ces ressources, lui laissant seulement un rôle de régulation et de contrôle. Sa mission principale est de « stimuler de manière efficace et convaincante l’investissement privé »2. Le Code minier a ainsi conduit à la privatisation de l’exploitation minière. Les revenus économiques pour l’État se réduisent aux royalties et droits de superficie dont les entreprises doivent s’acquitter durant la phase d’exploitation et d’exploration respectivement.
La Colombie connaît actuellement un véritable boom minier. En effet, pendant les gouvernements de César Gaviria, Ernesto Samper et Andrés Pastrana (1990-2002), 1’889 titres miniers avaient été accordés pour 165’000 hectares, alors que durant les huit ans de gouvernement d’Alvaro Uribe (2002-2010), 7’869 titres miniers ont été accordés pour 4’283’000 hectares3 !
En 2005, dans le cadre de la politique d’État « Vision 2019 », il a été spécifié que : « En 2019 l’industrie minière colombienne sera l’une des plus importantes de l’Amérique latine et aura élargit de manière significative sa participation à l’économie nationale ».4 L’industrie minière est présentée comme LE pari stratégique en matière économique. L’objectif proposé est que la Colombie se retrouve, à l’approche de 2019, parmi les trois premiers pays latino-américains avec le plus haut niveau d’investissement étranger direct (IED) dans le secteur minier. « Vision 2019 » établit de plus, comme précédemment indiqué, que seule l’initiative privée est capable de stimuler et intensifier ce développement. Tout ceci a attiré de nombreuses entreprises privées en territoire colombien telles que Barrick Gold ou Anglo Gold Ashanti.
Le gouvernement du président Juan Manuel Santos, au pouvoir depuis 2010, a réaffirmé, consolidé et continué ce que son prédécesseur Alvaro Uribe avait entamé : l’ouverture de grandes extensions du territoire national à l’exploitation minière. Des concessions minières ont été accordées sur 8,4 millions d’hectares5, soit 13% du territoire national (114 millions d’hectares).
En juin 2012, le gouvernement a créé les « Zones de réserves stratégiques minières », mécanisme à travers lequel un total de 25’188’759 hectares sont définis comme zones exclusives pour l’exploitation minière, ce qui représente un dramatique changement dans l’utilisation des sols puisque la grande partie de ces zones sont des terres agricoles et une autre part importante se trouve en pleine forêt amazonienne.
Le boom minier en Colombie coïncide avec une augmentation des violations des droits humains. Le gouvernement colombien non seulement ne joue apparemment pas son rôle de contrôle et de régulation dans ce secteur, mais il faillit également à son obligation de protéger les droits humains, de prévenir les violations et le cas échéant de les sanctionner. En effet, l’Inspection générale de la nation, en se basant sur un rapport du syndicat minier énergétique, indique à ce sujet que « les 80% des violations des droits humains en Colombie ont lieu dans des municipalités minières-pétrolières ; 87% des déplacements forcés proviennent de ces municipalités ; et 78% des crimes contre des syndicalistes, 89% des crimes contre des indigènes et 90% des crimes contre des afro-descendants sont commis dans ces zones minières-énergétiques. »6.
Activités d’Anglo Gold Ashanti en Colombie
Anglo Gold Ashanti est une société transnationale dont le siège est en Afrique du Sud mais qui est détenue majoritairement par des investisseurs provenant des Etats-Unis. Elle s’est fait connaître en Colombie en 2007, avec l’annonce de la découverte de la mine La Colosa dans le Département de Tolima (centre du pays). Mais auparavant la société opérait déjà en Colombie par le biais d’une filiale basée dans les Îles Vierges Britanniques et nommée Société Kedhahsa S.A. Actuellement Anglo Gold Ashanti compte des millions d’hectares de concessions pour réaliser des travaux d’exploration et d’exploitation.
Plusieurs enquêtes réalisées en Colombie ont mis en évidence que dans les 336 municipalités dans lesquelles la multinationale Anglo Gold Ashanti était active à travers sa filiale Kedhahsa, des structures paramilitaires avaient porté atteinte de manière directe et systématique à la population civile, par le biais d’actions telles que des exécutions extrajudiciaires, des tortures, des disparitions et des déplacements forcés7. 70% des municipalités dans lesquelles cette multinationale était active, ou prétendait développer des travaux d’exploration et d’exploitation, sont également des zones où le paramilitarisme avait une forte présence, avec les conséquences que l’on sait pour les droits humains8. Selon les données de CINEP, 5’438 personnes furent victimes de crimes contre l’humanité durant la période 1988-2006 dans les zones où Anglo Gold Ashanti était active en Colombie9.
On a également assisté depuis 2003 à un processus systématique et généralisé de violations des droits humains commises par les membres des forces de police et militaires, notamment des cas d’exécutions extrajudiciaires, de détentions arbitraires, de bombardements aveugles, de perquisitions illégales et de menaces aux leaders des communautés qui se dédient à l’activité minière artisanale, dans les zones où Anglo Gold Ashanti détient des concessions10.
Violations des droits humains de la communauté afrodescendante de La Toma (Cauca)
Le district de La Toma (7’000 hectares situés dans le département du Cauca dans le sud ouest du pays) a été reconnu par la Cour constitutionnelle (sentence T 1045a du 14 décembre 2010) comme un territoire ancestral de la communauté afro-descendante. Dans ce territoire, l’exploitation minière de l’or se réalise de manière artisanale depuis l’arrivée des esclaves, c’est-à-dire depuis environ 1636. L’activité minière ancestrale et artisanale permet actuellement à 1’300 familles, soit environ 5’200 personnes, qui vivent dans le district de La Toma, d’assurer leur subsistance économique.
Mais cette communauté se trouve maintenant en danger d’être dépossédée de son territoire ancestral à cause des concessions qui ont été octroyées à l’entreprise Anglo Gold Ashanti ainsi qu’à d’autres entreprises qui pratiquent l’industrie minière à grande échelle. Ces concessions ont été accordées sans que soit respecté le processus de consultation préalable établi dans la Convention 169 de l’Organisation International du Travail, que la Colombie a ratifiée.
Dans le territoire de La Toma, l’entreprise Anglo Gold Ashanti détient depuis octobre 2009 deux concessions minières pour des travaux d’exploration et d’exploitation d’or, représentant un total de 349’77 hectares octroyés pour 30 ans chacun. De plus, Anglo Gold Ashanti a déposé sept autres demandes de concessions pour de l’exploitation minière qui concernent en grande partie le territoire de la communauté afro-descendante de La Toma.
Depuis l’octroi des concessions minières, les assassinats, les menaces et les violations de droits humains se multiplient contre les membres de la communauté afro-descendante qui pratiquent l’exploitation minière ancestrale et artisanale. Des groupes paramilitaires ont fait leur apparition et cherchent à faire partir la communauté afin de laisser la place aux sociétés transnationales minières.
Le 7 avril 2010, cinq personnes11 membres de la communauté afro-descendante pratiquant l’exploitation minière artisanale et ancestrale ont été tuées dans le village de Hato Santa Marta (district de La Toma). Le 22 juillet 2010, Alex González, un autre mineur de la même communauté, connu pour son opposition à l’exploitation minière à grande échelle par les sociétés transnationales, a été assassiné. En 2011, les menaces de la part de groupes paramilitaires ont continué. En mars 2013, des groupes armés paramilitaires sont entrés dans la communauté, ont dressé des barrages et ont menacé les habitants. Le 30 mai de la même année, des groupes paramilitaires ont assassiné quatre autres personnes12 pratiquant l’exploitation minière artisanale dans le district de La Toma. Et depuis les menaces et les intimidations contre les membres de la communauté continuent.
Le gouvernement se rend complice en quelque sorte de cette situation car non seulement il ne prend pas de mesures pour protéger la communauté afro-descendante de La Toma face aux violations des droits humains dont elle est victime mais de plus il participe à la répression contre cette communauté par diverses mesures administratives. Ainsi, en 2009, l’Agence nationale des mines a ordonné l’expulsion des groupes de la communauté afro-descendante qui pratiquaient l’exploitation minière artisanale et a demandé l’ouverture d’une enquête pénale contre des membres de la communauté pour les délits supposés d’exploitation minière illégale et d’atteinte à la propriété privée.
Cependant, en 2010, la Cour constitutionnelle (sentence T1045a) a reconnu que les concessions minières avaient été accordées aux sociétés transnationales dans des territoires appartenant à une communauté afro-descendante sans respecter l’exigence de la consultation préalable13 et il a ordonné que ces concessions et ces titres soient suspendus14.
La sentence de la Cour établit que « la violation du droit à la consultation par rapport à des projets d’exploitation de ressources naturelles conduit aussi à la violation d’autres droits du peuple affecté, comme l’autonomie et l’intégrité culturelle et sociale et, éventuellement, la propriété ». De même, la Cour se préoccupe de l’augmentation des dégâts environnementaux causés par les projets d’exploitation minière, en particulier les impacts sur les sources d’eau, la pollution, la déforestation et l’accroissement du déséquilibre écologique.
Un autre aspect important de la décision judiciaire se réfère à la protection de l’intégrité culturelle et aux pratiques traditionnelles de production de la communauté afro-descendante. La Cour clarifie ainsi que l’unique activité minière qui puisse se réaliser sur le territoire est celle réalisée par les membres de la communauté afro-descendante. A ce sujet la sentence de la Cour établit « le caractère illégal de tout type d’activité minière extractive en dehors des pratiques minières traditionnelles ou ancestrales que les communautés afro-descendantes pratiquent au quotidien pour leur subsistance ».
Mais le gouvernement colombien n’a pas appliqué cette décision de la Cour constitutionnelle. Pire, au mois d’avril 2013, l’Agence nationale des mines a ordonné la suspension des activités d’exploitation minière de caractère ancestral, en arguant que cette décision reflétait la sentence de la Cour constitutionnelle.
Ainsi, le gouvernement, et en particulier l’Agence nationale des mines, ne reconnaît pas l’esprit et la lettre de la sentence de la Cour qui prétend, entre autres, garantir le droit à l’intégrité culturelle, ce qui signifie dans ce cas la poursuite des pratiques traditionnelles d’exploitation minière artisanale. Cette position menace directement les possibilités de subsistance de la communauté afro-descendante. Elle contribue à renforcer un climat de répression et d’intimidation contre cette communauté. Le risque est important, aujourd’hui plus que jamais, de voir cette communauté être déplacée par la force et dépossédée de son territoire pour permettre l’entrée des sociétés transnationales du secteur minier, au premier rang desquelles Anglo Gold Ashanti.
Conclusion
En conclusion, depuis l’octroi de concessions minières à Anglo Gold Ashanti et à d’autres sociétés transnationales du secteur, la communauté afro-descendante qui pratique l’exploitation minière artisanale dans son territoire ancestral du district de La Toma (Cauca) est victime de multiples violations des droits humains, en particulier le droit à la vie, le droit de participer à la prise de décision et le droit à la consultation préalable, libre et informée. Les droits économiques, sociaux et culturels, notamment le droit à la terre et au territoire, le droit au travail, le droit à l’eau, le droit à l’alimentation et le droit de vivre dans un environnement sain sont menacés. Cette communauté est également menacée de déplacement forcé et d’être privée de ses moyens de subsistance.
Au vu de ce qui précède, le CETIM et l’AIJD exhortent le gouvernement colombien à respecter ses engagements internationaux, en particulier les deux Pactes internationaux relatifs aux droits humains, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et la Convention 169 de l’OIT. Il demande au gouvernement colombien de prendre toutes les mesures afin de protéger les droits et de garantir la sécurité de la communauté afro-descendante du district de La Toma (Cauca).
Le CETIM et l’AIJD demandent également au gouvernement colombien d’assurer l’application intégrale de la sentence de la Cour constitutionnelle (T 1045 A de 2010), et en particulier de garantir la réalisation de l’activité minière ancestrale et annuler la suspension de ces activités, et d’assurer le respect et l’application de la décision prise par la communauté dans le cadre du processus de consultation ordonné par la Cour.
Le CETIM et l’AIJD demandent aux Rapporteurs spéciaux sur les droits des peuples autochtones et sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires ainsi qu’au Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine, de se saisir de la situation et de faire une mission sur place en Colombie.
Le CETIM et l’AIJD appellent le Conseil des droits de l’homme à intervenir auprès du gouvernement colombien afin de s’assurer de la mise en œuvre de ses engagement internationaux et de continuer à suivre attentivement l’évolution de la situation des droits humains dans ce pays.
Le CETIM et l’AIJD demandent finalement aux gouvernements des États-Unis et d’Afrique du Sud d’assurer que l’entreprise Anglo Gold Ashanti respecte les droits humains des communautés afro-descendantes dans le cadre de ces activités minières en Colombie et que soit menées des investigations par rapport aux cas de violations des droits humains en Colombie, et le cas échéant sanctionner leurs auteurs, conformément à leur obligation de prévenir les violations des droits humains commises à l’étranger par des tiers relevant de leur juridiction.