Depuis l’annonce, fin 2010, de la découverte d’un des principaux gisements au monde de gaz et de pétrole de schiste dans la zone de Vaca Muerta dans la Patagonie argentine, la progression de cette industrie sur les zones sensibles de la région s’intensifie. L’exploitation de cette ressource est opérée par des sociétés transnationales (STN) en association avec des entreprises pétrolières sous contrôle étatique. Cela a entraîné une série de conséquences comme la violation des droits des communautés indigènes Mapuches, le déplacement d’activités productives agricoles et une série d’accidents et d’écoulements de déchets pétroliers.
La législation environnementale est également ignorée. Il s’agit d’une situation particulièrement grave. En effet, cette zone a été largement exposée à la technique expérimentale connue sous le nom de fracking. Cette méthode multiplie par deux les risques de pollution aussi bien dans les sols ou dans l’air, que dans les eaux souterraines dont dépend la population de la Patagonie. La progression de l’exploitation s’est faite sans aucune évaluation intégrale de l’impact environnemental et social que peut générer le fracking, et sans étude détaillée qui puisse prouver l’étendue de la disponibilité des réserves exploitables d’hydrocarbures non conventionnels.
Chevron et l’État violent les droits des Mapuches
En juin 2013, l’entreprise semi-étatique YPF s’associe avec la STN étatsunienne Chevron pour développer le premier projet pilote d’extraction massive des hydrocarbures non conventionnels dans la zone de Vaca Muerta. Depuis la fin 2013, le projet s’étend sur les terres de la communauté indigène mapuche Campo Maripe, avec plus de 500 puits perforés, en date de rédaction de cette déclaration. La conséquence est que le territoire de cette communauté est le plus affecté au monde par les pratiques de fracking, en dehors des États-Unis.
Tout ce processus s’est déroulé sans que la communauté ait été consultée au préalable et de façon libre et informée, comme l’exige la Loi 24.071 qui met en œuvre la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail ni la Déclaration de l’ONU sur les peuples autochtones. Par exemple, l’accord entre le Province et YPF, qui ratifie et approuve l’accord entre Chevron et YPF est voté par les député· e·s de l’Assemblée parlementaire provinciale sans même que ces dernier·ère·s aient connaissance des termes du contrat. Cela est justifié par la question de la protection commerciale des accords réalisés entre des entreprises privées. Jusqu’à présent l’accord reste secret. Lors de cette même journée de vote, une manifestation de 5000 personnes est réprimée et un enseignant est blessé par balle. Dans un même temps quatre maisons de la communauté Campo Maripe sont brûlées. D’autres actes répressifs se répéteront à l’encontre de la communauté de la part de la police lors des occupations des routes intérieures aux territoires historiques de la communauté mapuche1.
De plus, l’occupation massive territoriale conséquente de la perforation constante du territoire, implique toute une succession d’accidents, comme des écoulements ou des problèmes techniques des machines qui opèrent dans la zone. En parallèle, des incendies dans la zone sont provoqués par toute une série de fuites. L’occupation territoriale conduit également au déplacement des troupeaux, activité historique productive des communautés de la région. Ces dernières se montrent particulièrement inquiètes quant aux effets de long terme que cette activité peut générer sur leurs territoires, particulièrement concernant la pollution des eaux souterraines2.
Total et Shell ne respectent pas la législation environnementale
Auca Mahuida se trouve à cinquante kilomètres au nord des territoires de la communauté mapuche. C’est une des zones les plus impressionnantes en matière de diversité de mammifères pour toute la steppe de la région. La réserve est extrêmement riche et se compose d’espèces qui ont disparu ou qui sont très rares ailleurs. Auca Mahuida a été déclarée aire d’importance pour la conservation des oiseaux. La zone Auca Mahuida est aussi un site mythologique, rituel et cérémoniel pour les peuples créoles et mapuche. On y a découvert différents gisements archéologiques comprenant des gravures et peintures rupestres.
Cette réserve a été créée en 1996 et neuf familles y vivent en se consacrant à l’élevage caprin. Son statut est ratifié en 2008, à travers la loi provinciale des aires naturelles protégées (ANP). Si les projets d’exploitations d’hydrocarbures conventionnels précèdent la déclaration du site en réserve naturelle (1966), ce nouveau statut de protection n’a jamais réussi à faire cesser l’activité. Au contraire, son expansion s’est plutôt confirmée, rendant vulnérable l’existence de la réserve, et contrevenant à l’objectif consistant en la conservation à perpétuité de sa biodiversité. Un rapport, publié en 2012 par la Dirección de Áreas Naturales Protegidas (Direction des aires naturelles protégées – DANP), chiffre à onze le nombre de concessions d’hydrocarbures conventionnels dans la zone d’Auca Mahuida. Ce rapport comptabilise l’existence de 69 puits – six d’entre eux étant situés dans des « zones intangibles »3– et met en évidence des infractions et des irrégularités dans la mise en œuvre de la plupart d’entre eux. En plus de l’infrastructure, associée à l’exploitation du gaz et du pétrole, la construction de plus de 1000 km de routes pour la circulation des véhicules impactent fortement la survie de la faune et de la flore que la création de la zone prétendait protéger. En plus de l’État provincial, des entreprises opératrices ou titulaires comme YPF, des STN comme Shell, Total Austral, ExxonMobil, Wintershall, Pan American Energy, GyP, EOG Resources et Medanito sont impliquées.
En 2000, la DANP élabore un plan général de gestion pour mieux administrer la zone. Il y est établi que pour optimiser la conservation de la steppe patagonique, les limites du site doivent être étendues de 77 000 à 120 000 hectares. Cependant, preuve nouvelle de l’abandon du secteur public d’Auca Mahuida, le plan n’est toujours pas approuvé par la direction de la DANP et certains territoires qui devraient être protégés se trouvent aujourd’hui sur le chemin de l’avancée des hydrocarbures non conventionnels (HNC). Tel est le cas de la concession d’exploitation Águila Mora, où la société anglo-hollandaise Shell a foré cinq puits. Il est important de souligner que ces projets se développent dans une zone qui n’avait pas connu d’activité pétrolière. Ces puits se trouvent dans les environs des limites actuelles du parc naturel protégé et si le plan général de gestion avait été adopté, ces forages se situeraient donc à l’intérieur ; certains d’entre eux étant même sur une « zone intangible ». D’autres cas impliquent l’entreprise Exxon Mobil. De nombreuses familles créoles sont également affectées près de la réserve. Certaines d’entre elles vivent à Sierras Blancas (concession de Shell), ont dénoncé, entre autres, l’ouverture des routes pour favoriser les opérations de fracking, ce qui a entraîné la perte d’animaux, mais aussi le déboisement ou le rejet de résidus liquides par les entreprises extractives4.
En 2008, la loi sur les zones protégées est promulguée, mais elle n’a jamais l’objet d’un règlement d’application. La province, de concert avec les entreprises, s’appuie sur ce « vide juridique » pour faire progresser le fracking, comme c’est le cas pour le puit PLY.x-1. Situé dans la zone Pampa Las Yeguas II, ce puits a été perforé par la STN Total au début de 2013 sur un site qui, jusqu’alors, était vierge de toute intervention de l’industrie. Total s’est associé avec l’entreprise étatique de Neuquén, dont les contrats se concluent sans information publique, les conditions et les limites n’étant que révélées partiellement. À ce manque d’informations de la part des organismes publics, se rajoute le silence des entreprises. Total ne divulgue nullement les techniques utilisées ni la portée des opérations non conventionnelles dans le pays. En somme, la population estime qu’il est difficile de savoir de manière certaine les conditions et limites imposées par les entreprises. Le cas du puits perforé dans la zone Pampa Las Yeguas II, au sein d’Auca Mahuida, illustre bien cette difficulté d’accéder à l’information et la gestion discrétionnaire de Total.
Cette STN entame en 2012 les démarches pour obtenir un permis pour forer et fracturer le puits, situé au Nord de la réserve, dans une zone qui, jusqu’alors, était vierge de toute intervention de l’industrie. La concession est enregistrée au nom de GyP et exploitée par Total. Le contrat spécifie qu’il s’agit d’un consortium auquel participe aussi YPF. L’étape de la fracturation de la roche y a été réalisée avant d’obtenir l’approbation du Secrétariat à l’environnement grâce à une « licence conditionnelle ». Le retard d’approbation était principalement dû au fait que le pompage d’eau souterraine, tel que prévu par l’entreprise, n’était pas autorisé. Dans l’étude d’impact environnemental de Total, la qualité de l’eau utilisée n’était en effet pas précisée.
Une seconde irrégularité concerne directement la DANP, affectant sa capacité de régulation. En effet, lorsqu’il s’agit d’une zone protégée, l’autorisation de la licence environnementale est conditionnée par l’avis de cet organisme. Cependant, l’avis a été remis après l’accord donné par le Secrétariat à l’environnement, ce qui signifie donc que l’entreprise a commencé à travailler sans avoir tous les documents en règle5. Si le cas de la fracturation réalisée par Total à l’intérieur d’une zone protégée est unique au monde, les risques de cette opération vont bien au-delà d’Auca Mahuida. Dans le gisement Aguada Pichana, également situé dans la Province de Neuquén, l’entreprise exploitante a perdu une pastille radioactive à l’intérieur du puits. Le puits a alors dû être sellé6.
La nécessité de respecter la Convention 169 (OIT), la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et le principe de précaution
Les communautés mapuches affectées par l’exploitation des hydrocarbures conventionnels, depuis une décennie, sont nombreuses. Le rôle de la justice de la Province de Neuquén, en connivence avec le pouvoir politique et économique, est crucial dans cette situation car elle n’applique pas la Convention 169 de l’OIT et l’on peut constater le non respect des normes internationales qui protègent les peuples indigènes. Les articles de la Déclaration des Nations Unies sur les peuples autochtones ne sont pas appliqués, en particulier les articles 19, 28.1 et 32.2 qui précisent la nécessité d’obtenir le consentement libre, préalable, donné librement et en connaissance de cause. Dans la province de Neuquéen, le premier puits utilisant la technique du fracking a été foré. En 2013, on comptait environ 80 puits de gaz non conventionnel, et fin 2015, il y en a plus de 1000. La première fracturation s’est réalisée sur le territoire de la communauté mapuche Gelay Ko, près Zapala, sans que la population soit consultée. Dans ce territoire, l’entreprise étatsunienne Apache est entrée sans autorisation des communautés autochtones, alors que ces dernières étaient occupées à organiser la transhumance. Il n’y a également pas eu d’études préalables d’impact environnemental. À lui seul, le premier puits a utilisé 30 millions de litres d’eau. Il faut mentionner que dans un cas similaire, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (cas Pueblo indígena Kichwa de Sarayaku c. Équateur) a confirmé la nécessité d’obtenir le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des membres de la communauté autochtone lorsque des projets ou des infrastructures sont susceptibles de générer un impact sur leur terre, leur culture, leur mode de vie ou leurs droits7. Ce cas constitue une jurisprudence.
En plus de sa visite en Argentine en 2011, le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones a mentionné en particulier la situation préoccupante de la communauté Kaxipayiñ à Loma Lata, dans la Province de Neuquén. Le Rapporteur y a constaté des indices de pollution à cause des activités d’exploration de pétrole8. Il a également remarqué l’absence de lois à l’échelle fédérale ou provinciale pour réguler une procédure de consultations avec les peuples autochtones9. Il met en évidence le fait que si certaines communautés ont négocié avec les entreprises extractives pour que ces dernières leur fournissent des services comme l’accès à l’eau potable, c’est l’État qui est l’autorité responsable
en la matière10.
Nous sommes également alarmés par le fait qu’en Argentine, les principes environnementaux comme celui relevant de la prévention et du principe de précaution sont ignorés, voire interprétés comme des obstacles légaux qui pourraient émerger pour réguler – bien que de façon minime – l’activité du fracking. Bien que l’absence de certitude scientifique entraîne l’obligation d’agir avec précaution, le manque de cette certitude est utilisé pour « légaliser » la majorité des nouvelles substances et activités qui sont autorisées sans examen approfondi. Pire encore, on exige des communautés affectées par ces produits chimiques qu’elles apportent la preuve scientifique de leur dangerosité, alors que, en application du principe signalé plus haut en accord avec d’autres principes environnementaux, ce sont ceux qui introduisent une technique d’extraction des hydrocarbures dans une société qui ont la responsabilité de montrer de façon irréfutable son innocuité.
Au vu de ce qui précède, le CETIM exhorte le gouvernement argentin à respecter ses engagements internationaux, en particulier les deux Pactes internationaux relatifs aux droits humains, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et la Convention 169 de l’OIT. Il lui demande de prendre toutes les mesures afin de protéger les droits du peuple Mapuche.
Le CETIM exhorte également les gouvernements où les sièges des STNs sont situés à faire respecter par ces dernières les droits des peuples autochtones dans le cadre de leurs activités en Argentine, et le cas échéant sanctionner leurs auteurs, conformément à leur obligation de prévenir les violations des droits humains commises à l’étranger par des tiers relevant de leur juridiction.
Le CETIM demande à la Rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones, au Rapporteur spécial sur le droit à la santé et au Rapporteur spécial sur les incidences sur les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination écologiquement rationnelles des produits et déchets dangereux de faire une visite conjointe en Argentine pour mener une enquête sur les cas mentionnés.
Cette déclaration a été élaborée en collaboration avec OPSur et l’Asociación Argentina de Abogados Ambienalistas. Voir également l’ouvrage collectif La passion du schiste. Capitalisme, démocratie, environnement en Argentine, PubliCetim n° 40, éditions du CETIM, Genève, 2016, 978-2-88053-115-7.
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