1. On peut définir l’impunité comme l’absence de sanction à l’encontre de l’auteur d’une infraction établie, qui ne peut prétendre à aucune excuse légale de responsabilité 1. En tant que phénomène social, l’impunité n’a ni de limites spatiales ni de limites temporelles. Elle existe aussi bien dans les pays industrialisés, sous des régimes dictatoriaux ou démocratiques, que dans les pays en voie de développement, sous des régimes dictatoriaux ou démocratiques. Elle se prolonge dans le temps, se maintenant par exemple sous un gouvernement démocratique ayant succédé à un régime de dictature. L’impunité a des conséquences malsaines sur l’ensemble de la société, car elle crée un précédent (tout est permis) qui se substitue aux valeurs fondamentales et affecte particulièrement les victimes directes et indirectes des délits qui restent impunis 2. L’impunité telle que la Sous-Commission en propose l’étude, n’est pas uniquement la résultante de toute situation de violations graves et systématiques des droits de l’homme, mais de façon plus générale, l’absence d’investigations, de sanctions et de réparations des violations des droits de l’homme, quels que soient les circonstances ou le contexte dans lesquels elles se sont produites. L’impunité ne se caractérise pas uniquement par l’absence de sanctions à l’encontre des violations des droits de l’homme, mais par une violation spécifique de certains droits de l’homme comme le droit à la justice, le droit à la vérité, le droit à la mémoire et le droit à une réparation.
2. Les auteurs des violations des droits de l’homme peuvent être soit des individus : fonctionnaires gouvernementaux, paragouvernementaux ou particuliers, soit des personnes morales : Etats, entités privées, institutions publiques ou privées, nationales ou internationales, y compris l’Organisation des Nations Unies ou les organismes spécialisés du système des Nations Unies. Les auteurs et les responsables des violations spécifiques des droits de l’homme commises en exerçant l’impunité, se retrouvent bien souvent chargés des enquêtes et sanctions à propos desdites violations; ceux-là omettent délibérément de remplir leurs devoirs. C’est pourquoi la responsabilité incombe aussi à l’Etat ou toute autre personne de droit international qui favorise, autorise, tolère ou n’empêche pas de telles violations, alors qu’ils peuvent le faire.
3. Les victimes des violations peuvent être des individus, des groupes, des collectivités ou des peuples. S’il est évident que les individus peuvent être victimes des violations des droits de l’homme, les groupes et collectivités eux aussi peuvent en être la cible. Les victimes peuvent être un groupe social, comme celui constitué par les travailleurs ou une collectivité, par exemple une minorité. A ce titre, l’apartheid et le génocide illustrent notamment des violations aux droits des peuples, ainsi que des violations au droit à l’autodétermination, à la souveraineté sur les ressources naturelles, au droit au développement.
Aucune violation des droits de l’homme ne doit rester impunie
4. Le principe de base est qu’aucune violation des droits de l’homme ne doit rester impunie, même s’il s’agit de faits circonstanciels ou ponctuels, c’est-à-dire n’ayant pas eu lieu dans le cadre de violations graves, systématiques ou flagrantes. Les violations des droits de l’homme peuvent donc se produire lors de périodes “normales”, de durée indéfinie dans les pays à régimes démocratiquement stables. Les actions illégales des forces de sécurité contre des citoyens ou des ressortissants étrangers, les attentats racistes illustrent bien ce propos.
5. L’impunité inhérente à des situations de violations des droits de l’homme à grande échelle peut se prolonger durant la période de normalisation démocratique, soit par des lois et des décrets de grâce ou d’amnistie, soit par la destruction ou la disparition des archives, et ce à cause notamment d’investigations insuffisantes, d’une attitude complaisante des juges, de sentences arbitraires ou non conformes à la loi. C’est le cas dans plusieurs pays d’Amérique du Sud pendant les périodes postdictatoriales : le pouvoir administratif et quelques juges agissent de manière à garantir l’impunité de ceux qui ont violé systématiquement les droits de l’homme.
6. En Argentine, de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme ont demandé récemment le jugement devant le Parlement d’un certain nombre de juges et de ministres, ces derniers ayant tenté de s’interposer au jugement que réclament les familles à l’Etat de présenter les dossiers au sujet des disparitions forcées. Ces fonctionnaires violent les droits de l’homme en empêchant de laisser connaître la vérité.
7. En France, lors de l’annulation des jugements d’acquittement de la Chambre de Lyon dans l’affaire Barbie et de la Chambre de Paris dans l’affaire Touvier 3, la Cour de cassation a eu une interprétation arbitraire de la norme en matière de crime contre l’humanité (art. 6 C) du Statut du Tribunal international de Nuremberg et de la Loi française de 1964 qui restreint son champ d’application. En effet, en annulant le jugement d’acquittement de Barbie, la Cour de cassation introduisit arbitrairement dans la définition des crimes contre l’humanité deux éléments ne figurant pas dans la norme : les crimes doivent être commis “de manière systématique” et “au nom de l’Etat qui pratique une politique d’hégémonie idéologique”. Et dans l’annulation de l’absolution de Touvier s’ajouta un troisième élément également inexistant dans la définition des crimes contre l’humanité : “agir pour le compte d’un pays européen de l’Axe”. Maurice Papon ne fut jamais inquiété par sa responsabilité comme Préfet de Paris quand le 17 octobre 1961 la police de cette ville assassinat environ 200 Algériens 4. Et son procès pour élucider son intervention en tant que Secrétaire général de la Préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944 dans les déportations de Juifs vers les camps de concentration a déjà 50 ans de retard.
8. En Italie, la Chambre d’appel de Bologne a absout en 1990 tous les condamnés en première instance pour l’attentat à la gare de Bologne en 1980 qui causa la mort de 85 personnes et en blessa 200. D’autres attentats terroristes similaires commis en Italie par des groupes d’extrême droite, probablement avec la complicité de membres des services secrets, sont restés également impunis 5.
9. Aux Etats-Unis, bien que des dédommagements aient été versés aux nombreuses victimes ayant subi des expérimentations radioactives, à ce jour les responsables ayant pris la décision de telles expériences jouissent d’une totale impunité 6.
10. Il est certain que, à quelques exceptions près, dans le domaine des violations des droits humains passés ou présents, l’impunité est la norme dans plusieurs pays d’Europe de l’Est.
11. Les violations des droits économiques, sociaux et culturels peuvent se produire de manière occasionnelle ou permanente, tant sous des régimes démocratiques que sous des régimes de dictature. Il peut arriver que des violations graves et systématiques aux droits économiques, sociaux et culturels se produisent dans un pays à régime démocratiquement stable. Ce type de violation reste presque toujours impuni 7.
La non-limitation dans l’espace et le temps des violations des droits de l’homme
12. Les violations des droits de l’homme peuvent se produire à l’intérieur d’un Etat ou concerner plus d’un Etat. L’agression armée internationale accompagnée de violations des droits de l’homme à l’encontre de la population du pays agressé, les incursions de commandos ou les infiltrations d’agents étrangers dans un Etat pour commettre des assassinats ou des attentats terroristes, illustrent avec justesse ce propos. S’ajoutent ici les mesures qui visent depuis l’extérieur à dicter à un pays ses politiques économiques et conduisent à la violation des droits de l’homme à l’encontre de la population de ce pays.
13. La lutte contre l’impunité comprend outre la sanction, la réhabilitation de la mémoire, la reconnaissance des victimes et, éventuellement, la réparation. Les violations massives des droits de l’homme, que ce soit le génocide des Arméniens, des peuples indigènes d’Amérique ou les assassinats en Algérie le 8 mai 1945, ne doivent pas tomber dans l’oubli.
14. En Afrique, l’histoire de l’impunité a commencé avec l’esclavage, a continué avec le colonialisme et perdure avec le néocolonialisme 8.
La responsabilité des organes du système des Nations Unies dans les violations des droits de l’homme
15. Les violations des droits de l’homme qui se commettent lors du déroulement d’opérations réalisées ou autorisées par les Nations Unies, notamment en Somalie et lors de la Guerre du Golf, engagent la responsabilité de l’Organisation et des personnes qui les ont commises et/ou les ont autorisées et de celles qui ne les ont pas empêchées, alors qu’elles auraient pu le faire. Ces violations ne doivent pas rester impunies : les Nations Unies ont l’obligation d’indemniser les victimes et/ou leurs ayants-droit; par ailleurs, l’Organisation doit veiller à ce que les responsables soient jugés dans les pays de leur nationalité et, si nécessaire, en appliquant le principe de juridiction universelle.
Action populaire
16. Toute personne ou institution détenant une information digne de foi au sujet de violations des droits de l’homme en général et de violations spécifiques dont les conséquences pourraient impliquer une pratique de l’impunité, a le droit de promouvoir une action pertinente auprès des autorités ou institutions habilitées.
Imprescriptibilité
17. Pour que cesse l’impunité des auteurs de violations des droits de l’homme, les actions visant à permettre de reconnaître les victimes directes et indirectes au moyen de l’établissement des faits, du rétablissement de la mémoire historique et de la réparation des dommages causés, doivent être imprescriptibles.
Ebauches de propositions pour surmonter l’impunité
18. La société, ses organes et ses institutions doivent être orientés vers la protection des valeurs qui font l’essence de la condition humaine afin de retenir celles-ci comme références fondamentales. C’est sur une telle base que l’on peut aborder quelques propositions concrètes d’ordre juridique, politique et social pour lutter contre l’impunité.
i) Le pouvoir judiciaire doit être indépendant et impartial. Les juridictions et les tribunaux “ad hoc” ne doivent pas exister. L’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif doit être énoncée et garantie par la Constitution; elle doit être mise en pratique. L’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire consistent également dans le fait que les sentences des tribunaux soient objectives, conformes au droit et en accord avec les règles de pensée logique. L’adéquation des sentences avec le droit implique sa conformité avec les normes fondamentales de droit international en matière de droits de l’homme. L’indépendance et l’impartialité de la justice doivent être également garanties par le fait que les jugements et les sentences soient publiques. Les juges et les avocats doivent être exempts de pressions, d’intimidation, de menaces et/ou de persécutions.
ii) Le ministère public doit être indépendant du pouvoir exécutif.
iii) La juridiction militaire doit rester limitée au domaine militaire et aux infractions spécifiquement militaires.
iv) Il peut y avoir amnistie ou grâce pour les délits politiques, mais pas pour les violations des droits de l’homme.
v) L’obéissance à la hiérarchie supérieure ne peut excuser les violations des droits de l’homme.
vi) L’autorité civile supérieure doit être responsable de la conservation des archives des forces de sécurité et celles-ci doivent être accessibles aux intéressés et aux chercheurs.
vii) La réparation pour les victimes doit comprendre l’aspect matériel. La réparation morale doit être exigible indépendamment du temps écoulé depuis le moment où a été infligé le tort; elle doit pouvoir être promue par la victime, ses représentants et ses successeurs ainsi que par n’importe quelle autre personne et/ou organisation mandatée.
viii) L’universalité et le perfectionnement des normes, instruments et mécanismes internationaux doivent être promus.
Cela implique :
a) Que les Etats doivent d’une part signer et ratifier les pactes, protocoles et conventions, et d’autre part reconnaître la compétence des comités des pactes pour recevoir les dénonciations qu’ils prévoient;
b) Que les Etats doivent élaborer et approuver les protocoles facultatifs des Conventions relatives aux droits de l’enfant, sur l’élimination de toutes formes de discriminations contre la femme et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, lesquels établissent les procédures permettant de formuler des dénonciations;
c) Que les procédures existantes au sein du système des Nations Unies et des systèmes régionaux soient perfectionnés, afin d’assurer une protection efficace des droits de l’homme;
d) Que l’on envisage la création d’un tribunal pénal international dont la structure, la composition, la compétence et la juridiction doivent être le résultat d’un large consensus de la communauté internationale, fondé sur le principe de l’égalité juridique de tous les Etats;
ix) La liberté de la presse doit être garantie. La liberté de la presse implique une gestion démocratique et transparente des moyens de communication et l’obligation d’informer objectivement et impartialement. La diffusion de fausses informations constitue une violation au droit de recevoir des informations, droit consacré par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme;
x) Finalement, surmonter l’impunité présuppose :
a) La démocratisation de la société, dans ses aspects politiques, économiques, sociaux et culturels;
b) La participation populaire, comprise comme l’intervention active et consciente des individus et collectivités, qui se doit d’être présente dans le processus d’adoption des décisions dans tous les domaines qui les concernent directement ou indirectement, dans la détermination des objectifs et des moyens pour les réaliser, dans le processus de sa mise en pratique et dans l’évaluation de ses résultats;
c) Le respect de la libre autodétermination des peuples.