Privatisation de l’éducation ou privation d’éducation ?1
1. Le droit à l’éducation est universellement reconnu, par les organisations internationales spécialisées comme par les gouvernements des pays membres. Pourtant, dans la pratique, il reste sans effectivité dans la plupart des pays, surtout pour ce qui concerne la scolarisation des filles. L’éducation primaire universelle, gratuite et obligatoire est inscrite dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels2. Cependant, les moyens déployés pour tenter d’atteindre cet objectif restent limités, d’autant que les discours resteront des vœux pieux aussi longtemps que les politiques néo-libérales, imposant aux pays du Sud des réductions de budgets et d’effectifs dans le secteur éducatif public, avec les conséquences néfastes qui s’ensuivent (rigueur salariale, flexibilisation des contrats de travail, vétusté des infrastructures, surcharge des classes…), mettront en péril dans ces pays le droit à l’éducation, le droit au développement et, de façon plus générale, le droits économiques sociaux et culturels.
2. Bien souvent, la promotion de l’éducation n’est proclamée nécessaire que pour autant qu’elle conduit à sa privatisation. Mis en échec, contesté, le volet éducatif des politiques néo-libérales continue cependant d’être appliqué, sous ses différentes variantes. L’un des aspects les plus surprenants de ces politiques tient à la priorité accordée au financement par l’État de l’éducation privée. Des fonds publics sont massivement utilisés pour distribuer des « vouchers » (chéques-formation) destinés à aider les étudiants à payer leurs études en écoles privées, pour financer l’externalisation de services auprès de fournisseurs privés ou pour soutenir, par le biais de subventions et de baisses d’impôts, les universités privées qui accroissent leurs capacités d’accueil. À l’ère de la globalisation néo-libérale, l’État est surtout mobilisé dans l’éducation au profit du secteur privé. Le total des dépenses d’éducation dans le monde dépasse aujourd’hui 2 000 milliards de dollars états-uniens3. Les profits attendus par les firmes transnationales d’une marchandisation plus poussée du secteur sont gigantesques.
3. Dans la plupart des pays du Nord, les systèmes éducatifs se sont segmentés et fonctionnent de plus en plus « à deux vitesses ». Dans les pays du Sud, soumis aux plans d’ajustement structurel, la hausse des taux de scolarisation des enfants dans les enseignements primaire et secondaire s’est fréquemment accompagnée de celle des taux d’abandon parmi les élèves les plus pauvres –dès le primaire. La massification de l’accès à l’éducation n’a pas signifié la « démocratisation » de l’école, qui reste inégalitaire. Les effets de la privatisation de l’éducation sont les plus négatifs pour les plus pauvres, exclus du système. Les marchés privés privent les pauvres d’un accès réel aux services éducatifs, comme aussi de la satisfaction d’autres besoins essentiels : eau, alimentation, santé… Une discrimination opérée par l’État à l’encontre du secteur éducatif public risque non seulement de désinciter les jeunes (et leurs familles) à poursuivre leurs études, mais également d’encourager les divisions entre élèves selon des critères socio-économiques et/ ou certains particularismes, comme l’origine, la couleur ou la croyance.
L’appui de la théorie économique dominante au néo-libéralisme
4. Cette tendance à la privatisation de l’éducation se fonde, dans la théorie économique actuellement dominante –l’économie néo-classique–, sur l’idée que l’éducation serait un bien privé et devrait être pris en charge par les individus. Rappelons que l’ambition des néo-classiques est de comprendre les faits socio-économiques à partir des comportements maximisateurs de l’homo oeconomicus. Cœur de ce paradigme, la théorie de l’équilibre général des marchés a pour but de déterminer la façon dont peuvent être coordonnés les choix, supposés libres, rationnels et mus par l’intérêt personnel, de très nombreux agents effectuant des échanges. Contrairement aux biens produits par le marché, à usage privatif et dont les échanges sont médiatisés par des prix, un certain nombre de biens, appelés biens publics, présentent la spécificité de faire l’objet d’une consommation collective. Par nature, ils ne peuvent être produits ni alloués par des marchés. Leur production doit être confiée à l’État. La connaissance entre dans cette catégorie. L’éducation est plutôt considérée comme générant des externalités positives pour la collectivité. Le concept d’externalité désigne une interdépendance directe entre agents sans compensation monétaire par des prix de marché. Dans le cas d’externalités, la théorie néo-classique accepte l’intervention de l’État pour des raisons similaires à celles avancées pour les biens publics : assimilables à des biens sans prix (ou à prix nul), et donc abondants, les externalités provoquent un excès de demande et une insuffisance de l’offre, appelant une prise en charge par l’État, puisque les ajustements par les prix ne fonctionnent plus. Malgré cette tolérance théorique de l’intervention publique, la plupart des économistes néo-classiques se prononcent en général, de manière tout à fait idéologique, en faveur de l’éducation privée. Milton Friedman (prix Nobel 1976) ouvrit la voie, en soutenant que l’intervention de l’État au-delà des services éducatifs spontanément offerts par le marché « n’est pas nécessaire ».
5. Diffusée à partir des années 1960 par l’économiste néo-classique Gary Becker (prix Nobel 1992), la théorie du capital humain est une analyse micro-économique du comportement de formation. Elle considère l’éducation comme un investissement en un capital particulier, indissociable de l’individu qui choisit de se former, par un calcul des revenus que cette formation lui apportera dans le futur grâce à l’augmentation de la productivité de son travail. Cette théorie est très criticable. D’abord, elle assimile l’éducation à une marchandise, susceptible d’être accumulée en fonction de mécanismes de prix de marché. Cette analyse fut surtout utilisée pour combattre la gratuité de l’éducation, au motif que l’absence de vente à prix coûtant ne pouvait qu’entraîner des défaillances du secteur public. Ensuite, elle postule une chaîne de relations de causalité entre formation, productivité et revenu. Or ces relations sont loin d’être vérifiées dans la réalité, du fait de l’existence de dysfonctionnements sur les marchés du travail (chômage, informel, discriminations…), d’évolutions divergentes entre productivités et rémunérations, et d’écarts possibles de salaires pour des niveaux similaires de productivité. Enfin, cette théorie se perd dans la fiction de la liberté de choix individuel des agents, qui tait les rapports sociaux de domination. Elle légitime les inégalités de revenus, en les justifiant par des écarts de productivité du travail, eux-mêmes expliqués par des différences de niveaux de qualifiation, donc in fine par les « préférences » plus ou moins grandes des individus pour l’éducation. Les riches mériteraient de l’être, parce qu’ils ont fait le choix d’étudier sans être rémunérés. Le problème est que les pauvres non seulement n’ont pas les moyens de financer leurs études, mais encore n’ont pas d’autre choix que de vendre leur force de travail pour survivre.
6. Le concept micro-économique de capital humain est aussi utilisé par les néo-classiques, dans leur nouvelle théorie de la croissance, pour expliquer les moteurs du progrès technique. Cette théorie macro-économique explique la croissance de manière endogène, sans facteurs exogènes, en particulier grâce à l’accumulation des connaissances et du capital humain par des agents privés, réagissant aux prix de marché et motivés par le seul profit. Cette vision de l’éducation correspond à celle du projet néo-libéral. Elle reconnaît certes le rôle moteur du savoir dans la croissance économique, mais nie aussitôt sa nature de bien public ou de patrimoine commun de l’humanité, ainsi que sa dimension collective et sociale de partage, pour le réduire à une marchandise appropriée et rémunérée privativement. Telle est la contradiction dans laquelle s’enferme Robert Lucas (prix Nobel 1995), connu pour ses travaux sur le rôle du capital humain dans la croissance. Chez lui, l’État ne devrait être mobilisé que pour appuyer la régulation du marché de l’éducation par le capital et pour stimuler l’accumulation privée du savoir dans une logique de profit4.
Savoir et éducation selon la Banque mondiale
7. Ces analyses micro- et macro-économiques ont servi de bases théoriques aux recommandations de la Banque mondiale en matière d’éducation et de savoir5. Selon cette institution, le « bien-être économique et social » passerait par l’ouverture au « libre-échange », et, au sein de chaque économie, par la « libre concurrence ». Dans le domaine qui nous occupe, sa stratégie comprend trois axes principaux. i) Privatiser les secteurs de l’information et des télécommunications : « l’accès à ces services se heurte à des monopoles d’État inefficaces et à des régimes réglementaires qui freinent l’offre. Il est possible de supprimer ces blocages. Pour cela, il faut adopter un régime réglementaire qui favorise la concurrence » dont l’élargissement devra précéder la privatisation. ii) Démanteler la recherche publique pour la soumettre aux lois du marché : « pour encourager les laboratoires publics à répondre aux besoins du secteur productif, [il convient de] transformer les instituts de recherche en sociétés par actions ». iii) Promouvoir l’éducation privée : « il y a lieu d’encourager le développement de l’éducation (…), la meilleure façon de procéder est de soutenir l’action du secteur privé, d’inciter le secteur privé à investir massivement dans l’enseignement » -quitte à « aider les pauvres à payer leurs études ». La Banque mondiale réalise l’exploit de tenir ensemble l’objectif d’essor du « marché du savoir » et celui de « réduction des inégalités face au savoir » sans effleurer l’idée d’une lutte contre les inégalités de richesses entre classes et entre nations passant par des politiques redistributives.
8. La recommandation d’accès à l’éducation de base formulée par la Banque mondiale s’explique fondamentalement par le fait qu’il s’agit, selon ses experts, du lieu privilégié de l’investissement en capital humain, et donc aussi, par ses effets de productivité et de revenu, d’un des vecteurs de réduction de la pauvreté et de plus d’équité6. Cette dernière est définie par l’« égalité des chances », c’est-à-dire non comme un égal investissement, mais comme d’égales opportunités d’investir. C’est sur cette argumentation que la Banque mondiale dirige le feu contre les interventions de l’État, jugées autoritaires et uniformisantes, mais aussi contre les organisations représentatives d’enseignants. Ces critiques la conduisent à prôner la mise en œuvre d’accords de partenariat public-privé, pour lesquels le périmètre du secteur privé est étendu bien au-delà des parents, des communautés et des organisations non gouvernementales, pour intégrer aussi les transnationales, qui disposent des moyens de contraindre les choix nationaux et d’approfondir le néo-libéralisme. Selon la Banque mondiale, les principes devant orienter ces partenariats sont la participation, le ciblage et la décentralisation. Ces principes doivent cependant faire l’objet d’une reformulation, car le concept de « capital humain » peut s’interpréter différemment de la théorie néo-classique ou de l’approche qu’en donne la Banque mondiale : non plus pour réduire le travail qualifié à du capital, mais pour mettre en valeur le développement intégral de la personne. Briser la machine de guerre néo-libérale de privatisation de l’éducation ne suffit pas ; encore faut-il déterminer les fondements de politiques éducatives alternatives.
Pour un droit à l’éducation rendu effectif grâce au service public
9. La participation doit concerner d’abord les enseignants, invités à évaluer le travail accompli, à cerner les problèmes les plus urgents, à réfléchir aux moyens de les régler et à formuler collectivement des propositions destinées aux autorités de tutelle. Informations et suggestions doivent être largement diffusées, discutées. L’implication des élèves et de leurs parents doit être aussi active que possible pour améliorer la qualité du système éducatif. Il n’y aura de réelle participation que si celle-ci est organisée par les bases elles-mêmes. Le traitement préférentiel des populations les plus démunies doit s’écarter du ciblage par des assistances personnalisées venant renforcer un système de sécurité sociale déjà universel. Un équilibre est à trouver entre une décentralisation nécessaire, pour un respect des différences culturelles, et l’indispendable centralisation du système éducatif et de la politique sociale mise en œuvre par l’État, condition d’une réduction effective des inégalités et d’un développement dans l’équité. Cette dernière ne prendra son sens et sa dimension qu’en s’inscrivant dans la recherche d’un objectif d’égalité. L’égalité des opportunités doit être le moyen de réaliser l’égalité des conditions, et non pas une fin en soi7. Tous les élèves doivent ainsi bénéficier de conditions d’éducation identiques, par un niveau homogène de préparation dans toutes les écoles auxquelles ils ont accès, et ce indépendamment de leur origine, confession, lieu de résidence, situation familiale, ou de la place occupée par leurs parents dans la division du travail.