La Tricontinentale, les peuples du Tiers Monde à l’assaut du ciel

23/11/2016

En janvier 1966, se tenait, à La Havane, la conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, plus connue sous le nom de « tricontinentale ».

Près de 500 délégués y participent, représentant une centaine de délégations venues de 82 pays, des observateurs de « plus de cinquante organisations anti-impérialistes nationales et internationales, de pays n’appartenant pas à ces trois continents (1) » participent également à l’événement historique. les damnés de la terre du 20e siècle faisaient ainsi de la capitale cubaine l’espace de tous les possibles émancipateurs, le lieu d’organisation des solidarités concrètes, l’endroit où anticiper collectivement un avenir sans colonialisme et sans impérialisme. Préface du livre de Saïd Bouamama « La Tricontinentale : les peuples du Tiers Monde à l’assaut du ciel ». Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse et du CETIM.

Pendant douze jours, des militants et dirigeants de centaines d’organisations échangent leurs analyses politiques, partagent leurs stratégies et leurs tactiques, élaborent ensemble les nécessaires convergences de leurs combats. Vécu par les participants comme un véritable congrès des peuples et nations dominés par l’impérialisme, l’événement prend une dimension historique incontestable, comme en témoignent les réactions qu’il suscite. Il est vrai que l’ambition est de taille. Mehdi Ben Barka, président du comité préparatoire, la résume de la façon suivante :

La conférence qui rassemblera les organisations révolutionnaires est un événement historique par sa composition, car y seront représentés les deux courants de la révolution mondiale : le courant surgi avec la révolution socialiste d’Octobre et celui de la révolution nationale libératrice (2).

Les réactions politiques des États–Unis et de leurs alliés confirment l’enjeu particulier de la Tricontinentale. À la demande du Pérou, une réunion spéciale du conseil de l’Organisation des États américains (OEA) est convoquée pour le 25 janvier, soit dix jours à peine après la clôture de la conférence. Sans surprise, la Tricontinentale est condamnée comme « complot communiste ». Le représentant états-unien, Ward Allen, déclare à cette occasion que la conférence est « le plus flagrant effort de l’URSS, de la Chine communiste, de Cuba et de leurs satellites […] pour provoquer le renversement de gouvernements démocratiques dans cet hémisphère et les remplacer par des régimes communistes dictatoriaux (3) ». Une commission du Sénat est également mise en place. En juin 1966, elle rend un rapport de 156 pages qui considère, dès son premier paragraphe, la Tricontinentale comme « le rassemblement le plus puissant de forces antiaméricaines procommunistes dans l’histoire de l’hémisphère occidentale (4) ». Malgré la diversité des styles, le leitmotiv des critiques contre la Tricontinentale est le même : la conférence n’est pas une initiative collective basée sur une communauté d’oppression et d’adversaires, mais une subversion manipulée par Moscou ou Pékin, selon celui qui tient la plume. Donnant un panorama des réactions suscitées par la Tricontinentale, le rapport politique du secrétariat exécutif de l’Organisation de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (OSPAAAL) rappelle en mai 1966 que :

La Revue internationale d’Espagne, s’est fait l’écho des déclarations du Département d’État yankee ; le Mercurio du Chili a attribué les grèves de mineurs à des ordres de la conférence. El Universal de Mexico a déclaré que la conférence a élaboré des plans pour semer des troubles, le terrorisme et provoquer des actes de subversion ; El Universal de Caracas a inventé deux pages de supposés accords secrets, La Prensa d’Argentine a qualifié la conférence de « menace effrontée contre la liberté de l’Amérique latine ». Les agences impérialistes de l’Associated Press et de l’United Press International ont parsemé le monde de leurs attaques. Le Miami Herald a qualifié les délégués de la Tricontinentale de « groupe de misérables anti-impérialistes » ; la Feuille d’Awis de Suisse a déclaré que la réunion de La Havane n’était rien d’autre qu’une gigantesque opération de propagande communiste, L’Aurore de France a essayé de la ridiculiser, etc. (5)

Au titre des condamnations de la Tricontinentale, il faut également citer la Conférence mondiale des démocrates-chrétiens et le congrès de l’Internationale socialiste. Le congrès de Lima d’avril 1966 de la première est marqué par plusieurs interventions appelant à se présenter comme l’« anti-Tricontinentale (6) ». En mai 1966, le congrès de Stockholm de la seconde fait pour sa part figurer la condamnation de la Tricontinentale dans sa résolution finale. Signalons enfin la lettre des représentants de 18 pays d’Amérique latine au Conseil de sécurité de l’ONU au lendemain de la conférence accusant celle-ci de « violer les principes des Nations unies (7) ».

Les participants à la conférence mesurent également la portée historique de l’événement. En Asie, c’est bien entendu la question vietnamienne qui est centrale. La « guerre spéciale (8) » que les États–Unis privilégient depuis 1961, c’est-à-dire l’armement et le soutien à des forces armées autochtones fantoches appuyées par des bombardements, est un échec. L’intervention états-unienne devient ouvertement directe et s’étend au Nord-Vietnam à partir de 1965. Le corps expéditionnaire passe de 50 000 soldats en avril, à 75 000 en juin, à 125 000 en août et à 200 000 à la fin de l’année 1965 (9). Les reportages se multiplient et font apparaître une barbarie incontestable : tueries massives de civils, villages et hameaux rasés, destructions de digues, d’hôpitaux et d’écoles, tortures, bombardements au napalm, phosphore blanc et autres produits toxiques, etc. Le sentiment général est résumé par Jean-Paul Sartre : « Les Vietnamiens se battent pour tous les hommes et les forces américaines contre tous (10). » L’attente est celle d’une solidarité concrète pouvant desserrer l’étau de la souffrance du peuple vietnamien. La Tricontinentale porte ces espoirs.

L’Amérique latine est pour sa part encore sous le choc de l’intervention états-unienne en République dominicaine qui date du 28 avril 1965. À cette occasion le président Lyndon B. Johnson annonce la couleur aux peuples du monde : « Toute tentative d’ériger une dictature communiste entraînerait une riposte de la part des autres États de l’hémisphère (11). » Le cas n’est bien sûr pas isolé. La délégation cubaine à la Tricontinentale cite le chiffre de 45 coups d’État en Amérique latine pour les vingt dernières années (12). Sur l’ensemble du sous-continent, la révolte gronde. Si cette révolte prend des formes multiples, toutes visent à remettre en cause l’ordre néocolonial qu’imposent les multinationales états-uniennes. De ce point de vue, Cuba, qui accueille la Tricontinentale, est un symbole de résistance largement soutenu par un très vaste éventail de mouvements sociaux, syndicaux et politiques. Peu de temps avant la conférence, Léo Huberman et Paul Sweezy concluaient un tour d’horizon de la situation de la région en disant : « Nous n’avons pas rencontré en Amérique latine, un seul homme de gauche sérieux qui ne soit pas un ardent défenseur de la révolution cubaine (13). » Pour les peuples d’Amérique latine, la question de la solidarité continentale est également essentielle dans la séquence historique où se déroule la conférence des peuples des trois continents.

En Afrique, le temps des assassinats des leaders et dirigeants progressistes est bel et bien installé (14). Après l’assassinat d’Um Nyobe en 1958, c’est le tour de Félix Moumié en 1960, de Patrice Lumumba en janvier 1961, de Sylvanus Olympio en 1963. Le président du comité préparatoire de la Tricontinentale, Mehdi Ben Barka, est enlevé à Paris le 29 octobre 1965, à peine deux mois avant l’événement internationaliste dans lequel il s’est tant investi. La décolonisation du continent est loin d’être achevée. Les puissances coloniales, avec le soutien des États–Unis, tentent de sauvegarder un « cône » blanc en Afrique australe. La lutte armée s’étend du Mozambique à l’Afrique du Sud, du Congo à la Guinée-Bissau, de l’Angola à la Rhodésie. Bientôt s’ajoutent les coups d’État, comme celui contre Kwame Nkrumah, symbole du panafricanisme progressiste à peine quelques semaines après la clôture de la Tricontinentale. Surtout, le néocolonialisme et ses nouveaux mécanismes de mise en dépendance asphyxient les expériences d’indépendance économique. En Afrique aussi, l’heure est à la recherche des solidarités permettant de résister à ces ingérences étrangères et à ces crimes.

En Europe, les militants anticolonialistes qui se sont mobilisés pour le droit du peuple algérien à l’indépendance nationale suivent avec attention les premiers pas du nouvel État. Certains se rendent sur place pour aider à la reconstruction d’une nation détruite par le colonialisme français. D’autres scrutent les prises de position anticoloniales et anti-impérialistes de l’Algérie indépendante. Celle-ci est entièrement engagée dans la préparation de la Tricontinentale. En témoigne le rapport que rédige Mehdi Ben Barka pour le président algérien Ahmed Ben Bella, daté du 10 juin 1965 et qui ne parviendra jamais à son destinataire, renversé par un coup État le 19 du même mois (15).

L’Algérie indépendante, si chère à ces militants, soutient activement les luttes armées qui se déclenchent en Afrique (en Angola et en Afrique du Sud en 1961, en Guinée Bissau, au Cap Vert et au Congo en 1963, au Mozambique en 1964, en Namibie en 1966, etc.). Une partie des militants et des réseaux actifs pendant la guerre d’Algérie s’engage dans la solidarité avec ces nouvelles luttes armées africaines. L’une d’entre eux, Didar Fawzi, témoigne des évolutions des positions de ces militants qu’elle résume comme le « passage de l’anticolonialisme à l’anti-impérialisme » :

Il [le passage] est également confirmé dans les textes internes du groupe autour de Curiel : d’abord « organisation anticolonialiste et antifasciste » (en référence aux luttes au Portugal et en Espagne), elle deviendra de « Solidarité » en précisant son soutien aux luttes anti-impérialistes dans le monde (16).

Henri Curiel et son réseau participent activement à la préparation de la Tricontinentale (17).

Les États-Unis eux-mêmes sont travaillés par cette quête et ce besoin d’internationalisme. La trajectoire de Malcolm X en témoigne. En quelques années son nationalisme noir s’articule avec -l’anti-impérialisme et l’internationalisme (18). Son assassinat, moins d’un an avant la conférence des trois continents, renforce encore le sentiment d’une communauté de lutte et d’ennemi entre les Noirs états-uniens et les peuples subissant le colonialisme et l’impérialisme. Robert Williams, militant de l’autodéfense noire poussé à l’exil, est présent. Il intervient à La Havane et la conférence adopte une résolution de soutien à la lutte des Noirs aux États-Unis.

Loin d’être un complot « communiste » concocté par Moscou, Pékin ou La Havane, comme l’affirment ses détracteurs, la conférence apparaît comme le résultat de convergences objectives de luttes multiples (luttes pour l’indépendance, luttes contre le néocolonialisme, luttes contre les ingérences étrangères, luttes pour l’égalité aux États-Unis, etc.). La prise de conscience d’une communauté d’adversaires est le premier pilier de la Tricontinentale. Celle d’une communauté de buts, résumée par le triptyque qui traverse l’ensemble des travaux (la lutte contre le colonialisme, le néocolonialisme et l’impérialisme) constitue sa seconde assise. La volonté d’une action concrète de solidarité exigée par l’urgence des situations dans lesquelles la lutte armée est engagée et qui font chaque jour des victimes (au Vietnam et dans les colonies portugaises en particulier), constitue la troisième base de la conférence des trois continents.

Ce dernier pilier de la Tricontinentale est central. Dans un texte daté du 15 octobre 1965, Mehdi Ben Barka et Youssef Sebai, respectivement président et secrétaire général du comité préparatoire de la conférence, insistent fortement sur cette solidarité concrète avec les peuples en lutte les armes à la main : « La lutte des peuples, l’appui moral et matériel à ceux qui combattent les armes à la main, est un des objectifs fondamentaux de la conférence (19). » Cette insistance répond en particulier au conflit sino-soviétique qui affaiblit considérablement les combats anticolonialistes et anti-impérialistes en Afrique et en Amérique latine. « Les deux puissances socialistes aidaient des mouvements de libération opposés. Mais lorsque le mouvement était cohérent, comme au Vietnam, Moscou et Pékin l’aidaient pareillement (20) », rappelle Didar Fawzi. La polémique idéologique sino-soviétique freinait objectivement la construction de solidarités concrètes. Le pari de la Tricontinentale fut de neutraliser ces clivages en mettant au centre du débat les exigences concrètes de la solidarité.

Contrairement à ce qu’affirment de nombreux commentateurs aujourd’hui, le pari fut largement gagné. Ceux qui se contentent de « prédire le passé » parlent volontiers d’« échec », en occultant la réaction virulente et brutale des puissances impérialistes dans les années qui suivent la conférence des trois continents. De nombreux acteurs importants de la Tricontinentale vont être assassinés : Ben Barka avant même la conférence en 1965, Che Guevara en 1967, Amilcar Cabral en 1973, Salvador Allende la même année, Henri Curiel en 1978 pour ne citer que les plus connus. Fidel Castro est pour sa part l’objet d’au moins huit tentatives d’assassinat entre 1960 et 1965 selon les conclusions de la commission Church du Sénat des États-Unis (21).

Les meurtres vont viser un grand nombre de leaders jugés dangereux : Osende Ofana en 1966, Martin Luther King en 1968, Naïm Khader en 1981, Thomas Sankara en 1987, Dulcie September en 1988, Jean-Marie Djibaou en 1989, etc. La contre-offensive se traduit également par la multiplication des coups d’État contre tous les gouvernements refusant de se soumettre. Aucun bilan sérieux de la Tricontinentale ne peut être posé sans prendre en compte ces nouvelles stratégies contre-insurrectionnelles des États-Unis et de leurs alliés.

Quel est le bilan de la Tricontinentale ? Que reste-t-il d’un tel événement un demi-siècle plus tard ? Existe-t-il des leçons et un héritage encore utiles aujourd’hui pour les nouvelles générations de militants ?

Alors que s’est imposé un ultralibéralisme aux conséquences dramatiques pour les peuples du Sud et que la mondialisation capitaliste multiplie les nouvelles guerres pour le pétrole, le gaz et les minerais stratégiques, ces questions et interrogations militantes nous semblent nécessaires. Comprendre l’histoire des luttes des peuples au moment où se développent de nouvelles idéologies de légitimation, comme celle annonçant la « fin de l’histoire » ou affirmant le « choc des civilisations », fait partie des conditions d’une contre-offensive des « damnés de la terre ». Certains ont bien entendu intérêt à l’occultation de ces questions. D’autres souhaiteraient que le seul souvenir de la Tricontinentale soit celui d’une réunion d’idéalistes sympathiques mais irréalistes. D’autres encore acceptent de reconnaître le caractère inédit et exceptionnel de la conférence, mais c’est pour mieux l’enterrer en la présentant comme symbole d’un passé révolu n’ayant plus aucun lien avec les enjeux d’aujourd’hui.

Je pense au contraire que la mondialisation capitaliste dans sa forme actuelle, ultralibérale et guerrière, pose à nouveau pour les « damnés de la terre » la question de l’internationalisme. Je considère que c’est cet internationalisme qui cherche encore sa forme d’organisation adaptée au 21e siècle, qui est en travail dans les forums sociaux mondiaux et dans la tentative d’alternative en construction comme le représente l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) sur le continent américain (22). Bien sûr, comme au moment de la Tricontinentale, cet internationalisme en travail est parcouru de contradictions.

L’histoire de l’émancipation ne s’écrit pas dans un bureau universitaire ou selon un plan linéaire et exempt d’incohérences, de contradictions et de confrontations. Elle est au contraire faite d’écueils, d’avancées et de reculs, de confrontations sur les choix stratégiques et tactiques, de contradictions dans les projets politiques. Elle n’est cependant jamais un retour complet à la phase précédente. De même que la Tricontinentale est incompréhensible sans prendre en compte Bandung dix ans auparavant, l’internationalisme dont nous avons besoin aujourd’hui nécessite pour se déployer la prise en compte de la Tricontinentale, de ses réussites et de ses échecs, de ses innovations et de ses limites.

Ce livre se situe volontairement dans la sphère militante. S’il contribue, même modestement, à la connaissance de cette séquence particulière de la résistance mondiale à l’oppression, j’en serais satisfait. Comme le soulignait le rapport politique du secrétariat exécutif de l’OSPAAAL, née de la conférence des trois continents en mai 1966 : « Cette grande humanité a dit “Assez !” Et elle s’est mise en marche et ses pas de géant ne s’arrêteront pas tant qu’elle n’aura pas conquis sa liberté définitive (23). » Une telle marche peut être freinée, elle peut même être contrainte de s’arrêter, voire de revenir en arrière momentanément. Mais tant qu’il y a oppression, il y a résistance et celle-ci conduit inévitablement à une reprise de la marche.

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