Extraits des chapitres I et II, «Raisons d’être et modalités d’existence de la monnaie» et «L’hégémonie monétaire des États-Unis» du livre «La monnaie : du pouvoir de la finance à la souveraineté des peuples» de Rémy Herrera
Introduction : le 15 août 1981 se déroula, sous la présidence étatsuniennne de Richard Nixon, un véritable coup d’État des oligarchies financières sur les économies du monde entier, ou presque. D’un seul coup, elles ré-imposaient d’un jour à l’autre leur dictature sur le système de change international, à savoir l’hégémonie du dollar sur une forme renouvelée, reprenant ainsi la main sur les échanges monétaires internationaux au profit de leurs propres et uniques intérêts, leur prédominance sur l’économie ayant été quelque peu jugulée suite à la crise des années 1929-30. Alors que l’étalon-or qui régissait auparavant la monnaie de la plupart des pays avait été en quelque sorte abandonné quelque peu après la Deuxième Guerre mondiale, ce au profit d’un étalon-dollar suite aux Accords de Breton Wood de 1944, la crise des années 1970 imposait au États-Unis et la finance de mettre en place un nouvelle forme d’hégémonie… Ce fut l’abolition des changes fixes et l’imposition d’une nouvelle doxa, néolibérale, de l’« indépendance » des banques centrales vis-à-vis des gouvernements, pour ne leur laisser que le choix de se sous-mettre en dernière ligne aux diktats de la spéculation et à l’emprise sans partage des multinationales. CETIM
Évolutions du système monétaire international et des politiques nationales (pp. 32-37)
(…) L’entre-deux-guerres ouvrit la période de l’étalon de change-or (gold exchange standard*) et de transition de l’hégémonie de la Grande-Bretagne à celle des États-Unis. Ces pays ont maintenu la convertibilité externe de leur monnaie en or, la libre frappe des pièces d’or (ou convertibilité interne) étant quant à elle abandonnée. Si le métallisme* s’affaiblissait, la dématérialisation prit plus de temps à l’échelle mondiale. Chaque pays continua à définir la valeur de sa monnaie par un certain poids d’or fixe, mais les Banques centrales n’étaient plus obligées de convertir les billets – pour la raison que la plupart ne disposaient simplement plus de stocks d’or suffisants. Les pays bien dotés en or – dont au premier rang, comme dit, les États-Unis qui possédaient alors un bon tiers du total – ou attachés à ce métal pouvaient à leur gré rétablir la convertibilité de leur monnaie, après d’éventuelles mesures pour contenir les prix. Trois pays assurèrent cette convertibilité-or : les États-Unis (dès 1919), la Grande-Bretagne (en 1925) et la France (1928), qui devinrent des « centres-or », et leurs monnaies des devises-clés* jouissant du privilège de pouvoir être utilisées par tous les États pour régler les échanges internationaux, ou conservées comme monnaies de réserve par leurs Banques centrales. Mais la crise économique de 1929 et la Seconde Guerre mondiale désarticulèrent de nouveau le système monétaire international*.
La conférence réunie à Bretton Woods en 1944 rétablit un système, mais au bénéfice exclusif des États-Unis, nouvelle hégémonie mondiale après-guerre. L’édifice reposait sur trois piliers : 1) toutes les monnaies étaient librement convertibles en dollars lui-même convertible en or, mais uniquement à la demande des Banques centrales ; 2) la conversion des monnaies entre elles s’effectuait sur la base de taux de change fixes* ; et 3) les révisions de taux de change (en réalité, des dévaluations*) exigeaient l’accord préalable du FMI qui jouait le rôle de « caisse mutuelle ». Chaque pays y déposait des liquidités* (appelées « quotas ») destinées à aider, le cas échéant, des membres confrontés à des difficultés.
Forts de leur position dominante, les États-Unis effectuèrent à l’époque de gros investissements en Europe. Des dollars circulaient donc en abondance dans les économies européennes, mais aussi dans des pays d’Asie ou ceux producteurs de pétrole, et constituaient de la monnaie qui, à l’instar des réserves des Banques centrales (ou balances dollar), était censée rester gagée sur le stock d’or étasunien. Mais l’expansion requérait des quantités d’or supérieures à celles en circulation ou conservées par le Trésor, poussant de facto l’État à émettre davantage de billets que ses stocks aurifères. À partir de la décennie 1960, le montant total de dollars circulant dans le monde a commencé à dépasser la valeur de l’or de Fort Knox. Certains pays, parmi lesquels la France de Charles de Gaulle, demandèrent la conversion en or des dollars qu’ils détenaient. Il en résulta des rushs spéculatifs et une crise du dollar. Incapable d’assurer le remboursement du papier-monnaie en or, Washington allait porter l’estocade au système de Bretton Woods par une décision qui sonna tel un coup de tonnerre : celle de supprimer la convertibilité-or du dollar. Cela se passa le 15 août 1971 et eut des implications cataclysmiques au niveau mondial, dont deux des plus fondamentales et étroitement liées furent, comme nous allons le voir (Chapitre II), la prolongation de l’hégémonie monétaire des États-Unis et l’imposition par la haute finance des politiques dites « néolibérales ».
À partir de cette date, toutes les monnaies demeurèrent définies par rapport au dollar (système du dollar standard), mais la conversion des devises entre elles n’obéissait plus à aucune règle. La valeur des monnaies pouvait varier par rapport au dollar selon l’offre et la demande qui leur étaient adressées au jour le jour. Le monde basculait en régime de changes flexibles* ou flottants*. Ces flottements restaient cependant contenus, par accord entre les principaux pays du Nord, dans certaines limites (+/- 2,25 %, soit une marge de fluctuations de 4,50 %) vis-à-vis du dollar. Notons que face à ce dernier, c’est le dollar canadien qui a le moins varié dans la longue période. Un nouveau système monétaire international était ébauché en 1976 à la conférence de Kingston (Jamaïque). Un étalon monétaire mondial, ou réserve internationale conjointe, était représenté par les droits de tirage spéciaux (DTS*), monnaie fictive dont la gestion était confiée au FMI et la valeur déterminée par une moyenne pondérée des cours de cinq devises-clés.
En 1944, le dollar-or avait été imposé en se substituant à la livre sterling britannique en tant que monnaie de référence mondiale, mais au début des années 1970, la crise qui couvait dans la décennie précédente éclata et dès 1971, le dollar cessa d’être rattaché à l’or. C’est à partir de ce moment-là que le pétrodollar* fut installé, à la suite d’un accord passé entre l’administration étasunienne et la Maison royale d’Arabie saoudite. Le pétrodollar était cette monnaie venant exprimer les intérêts des transnationales étasuniennes, qui avaient déjà étendu leur emprise sur l’Europe de l’Ouest et le Japon. C’étaient aussi ces mêmes firmes qui dominaient la production, le commerce international et la consommation mondiale des énergies à base d’hydrocarbures. Elles eurent par conséquent le pouvoir de passer un tel pacte et d’imposer la nouvelle monnaie de référence mondiale, le pétrodollar, comme outil d’extorsion forçant l’ensemble des pays du système mondial à échanger produits et travail réels contre une monnaie sans contrepartie et soutenue par les promesses de payer, c’est-à-dire par un pur processus d’endettement.
Le retour de la domination de la finance à l’ère du néolibéralisme (pp 55-60)
L’expansion planétaire de la haute finance, impulsant un processus d’accumulation du capital sous l’hégémonie des États-Unis et supporté par le dollar, a connu une parenthèse de près d’un demi-siècle, entre la crise des années 1930 et celle de la décennie 1970. Née à la fin du XIXe siècle, la haute finance avait été placée sous la surveillance des États (les néolibéraux préfèrent ici parler à ce sujet de « répression financière ») après la crise de 1929.
La décennie 1970 marque l’avènement de l’ère du néolibéralisme, soit le retour en force de la stratégie globalisée de domination de la finance. Composée des propriétaires des plus puissants oligopoles bancaires et financiers et détenant en portefeuilles la plupart des firmes transnationales, elle contrôle par-là l’essentiel du capital mondialement dominant.
Son axe de gravité se situe le plus souvent au cœur du centre hégémonique du système mondial capitaliste et elle s’est réimposée quand fut démantelé le régime de l’étalon de change-or instauré à Bretton Woods à la fin de la Seconde Guerre mondiale afin d’asseoir le règne du dollar étasunien.
Le déclin des taux de profit dans les pays du centre, dès la fin des années 1960, s’était approfondi au cours de la décennie suivante en une crise généralisée. Le retour au pouvoir de la finance eut alors lieu en peu d’années : entre août 1971, lorsque l’administration Nixon annonça la fin de la convertibilité-or du dollar et le début du flottement des taux de change, et octobre 1979, quand la Réserve fédérale (Fed) des États-Unis, prêteur en dernier ressort à l’échelle mondiale, décida d’accélérer brutalement le relèvement de son taux d’intérêt directeur (au jour le jour) pour tenter de contrecarrer la baisse du taux de profit enregistrée depuis plus de dix ans.
Cette hausse représenta un « coup d’État financier » par lequel les plus puissants propriétaires étasuniens sont parvenus à reprendre le leadership, perdu depuis la Grande dépression, sur l’accumulation du capital. Le « choc Volcker » (du nom du gouverneur d’étiquette démocrate de la Fed de l’époque) ou la réorientation « monétariste »* du capitalisme central allait bientôt frapper tant les économies du Nord, dont les politiques plièrent sous la contrainte extérieure qui pesait sur les composantes de leur politique monétaire, externe (défense du taux de change) et interne (maîtrise de l’offre de monnaie), que celles du Sud, où s’installèrent les conditions de l’éclatement de crise de la dette qui arrivait.
Historiquement, les interventions des États-Unis dans les guerres de Corée et du Vietnam avaient provoqué – en plus des drames humains que l’on sait – de graves déséquilibres dans l’économie étasunienne tout au long des années 1960. Ces déséquilibres se retrouvent à la racine de la crise structurelle que l’on connaît actuellement et qui n’est que le prolongement de celle de la décennie 1970. Ces guerres firent peu à peu dysfonctionner les mécanismes de régulation du système mondial capitaliste sous hégémonie étasunienne, dès lors que les déficits internes et externes des États-Unis alourdissaient leur dette extérieure* et disséminaient les eurodollars*, puis les pétrodollars*. Les réserves en or du Trésor étasunien représentaient moins de la moitié des dollars susceptibles d’être convertis. Les tensions exercées sur le dollar se sont avérées intenables ; d’où la suspension de la convertibilité du dollar, la démonétisation* de l’or, la flexibilisation des taux de change et la déréglementation des marchés financiers qui firent basculer le monde dans le chaos monétaire. C’est sur cette trame que, dès les années 1960, le capital fictif* s’était développé aux États-Unis bien sûr, de Wall Street à Chicago, mais aussi à la City de Londres.
Ce retour en force de la haute finance se fit sur les décombres de l’ancien ordre international : par la remise en cause du type de régulation du capitalisme au Nord (durant la « stagflation », c’est-à-dire la coexistence de l’inflation et du chômage, dans les années 1970) ; l’échec des programmes des bourgeoisies nationales au Sud (avec la crise de la dette des années 1980) ; et l’effondrement du bloc soviétique à l’Est (amenant la fin de l’URSS et du COMECON au début de la décennie 1990).
La conjonction historique de ces trois séries d’événements majeurs a provoqué une modification profonde du rapport de force capital-travail à l’échelle planétaire. Concomitante aux reculs des positions autrefois conquises par les avancées socialistes, par les mouvements de libération nationale et par les luttes populaires, l’offensive néolibérale a ses dogmes, que nous ne connaissons que trop. Au niveau global, ils visent à perpétuer la suprématie du dollar étasunien, via les changes flexibles, et à promouvoir le libre-échange, par la levée des obstacles protectionnistes et la libéralisation de transfert de capitaux. Au niveau national, ils s’attaquent à l’État que, chacune à sa manière, les stratégies volontaristes de développement avaient auparavant placé au cœur de leur projet respectif de transformations des formations sociales, afin de tenter d’autonomiser les conditions de leurs accumulation et reproduction dans les relations globales : « compromis keynésien » au Nord, planification à l’Est ou dans les autres pays socialistes, et « développementisme » au Sud. Il s’est dès lors agi de déformer la structure de la propriété du capital au bénéfice du secteur privé, par la privatisation des entreprises publiques ; de réduire les dépenses budgétaires, à commencer par celles à finalité sociale ; et d’imposer la rigueur salariale comme pivot d’une désinflation* prioritaire sur toute autre considération, avec des taux d’intérêt réels plus élevés et un partage de la valeur ajoutée favorable au capital.
Aussi a-t-on eu affaire à une stratégie à la fois de dérégulation – c’est-à-dire de re-régulation des marchés par les seules forces des puissances privées – et de mondialisation – sans entité politique supra-étatique face au pouvoir de la finance globale. La normalisation planétaire de cette stratégie néolibérale relevait des fonctions d’organisations internationales et d’institutions monétaires locales, au premier rang desquelles les Banques centrales. Celles-ci ont dû devenir « indépendantes » des États, et donc des décisions gouvernementales souveraines, pour passer directement sous le joug des oligopoles financiers. Quant à elles, les institutions financières* internationales, après avoir affirmé dans les années 1980 que la dette du Sud était un problème (interne) de finances publiques et non pas de balance des paiements (externe), ont prodigué à l’adresse de leurs « pays clients », une décennie plus tard, des recommandations de « bonne gouvernance » – symétrique inversé de ce qu’on attendrait d’un bon gouvernement. Parmi les conseils du FMI figure bien sûr, aux côtés d’une délégation de la défense et d’une privatisation de la collecte des impôts, la substitution de la monnaie nationale par une devise étrangère. D’où ce paradoxe d’appels lancés par les institutions financières internationales aux pays du Sud pour qu’ils internalisent des décisions d’abandon de fonctions régaliennes, dictées de l’extérieur, à l’instant précis où les oligopoles financiers étrangers pénètrent dans les structures de propriété de ces économies et dépossèdent leurs peuples de l’outil monétaire de souveraineté nationale. Néanmoins, du point de vue de ces oligopoles, gérer les appareils d’État du Sud depuis le centre du système, tout en neutralisant leur pouvoir d’État, serait au fond le secret d’une gouvernance « idéale ». Dans ce contexte, le projet de forger une stratégie de développement souveraine – au cœur de laquelle la monnaie occuperait une place fondamentale – se voit purement et simplement prohibé.
Il n’en demeure pas moins qu’au-delà des oscillations commandées par la Fed, avec un succès pour le moins mitigé, le dollar se trouve sur la longue période assez nettement surévalué par rapport aux « fondamentaux réels » de l’économie des États-Unis. Ces derniers consomment en effet beaucoup plus qu’ils produisent, et ils cumulent les « déficits jumeaux » du commerce extérieur et du budget de l’État. Mais ils ont le pouvoir – le privilège – de combler ces écarts grâce au recours à un endettement démesuré. Aucun autre pays n’est autorisé à agir de la sorte, et à vivre à ce point, en toute impunité, à la charge des autres peuples. C’est de surcroît à Washington, entre la 19e rue et H. Street N.W., que siègent les deux institutions internationales (Banque mondiale et FMI) ayant la mission de surveiller l’application de la discipline financière la plus stricte à l’ensemble des économies du globe. Partout, sauf aux États-Unis. Pourtant, sans une demande mondiale aussi forte se portant sur lui en permanence, le dollar devrait assurément subir une « correction » dont la conséquence serait probablement – en fait, inévitablement – la fin de l’hégémonie étasunienne.
« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème »
Cette déclaration, attribuée au secrétaire au Trésor étasunien John Connally et adressée fin 1971 à ses homologues ministres des Finances des dix pays les plus riches du Nord (Suisse comprise), reste d’actualité.
Le monde entier souffre en effet de ce « problème » depuis que les États-Unis ont obtenu, pour eux seuls, le « privilège exorbitant » de pouvoir émettre une monnaie nationale qui est en même temps la devise-clé des échanges et des réserves au sein du système monétaire international. (…)
Rémy Herrera, La Monnaie : du pouvoir de la finance à la souveraineté des peuples, PubliCetim nos 43-44, éd. du CETIM, Genève, 2022, 384 p. ISBN : 978-2-88053-142-3.
Note : dans le livre, les * renvoient à un important glossaire de près de 300 entrées.