1. Dans un document présenté à la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme en 2001 (E/CN.4/Sub.2/2001/NGO/21, « Travaux du Groupe de travail sur les sociétés transnationales de la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme »), l’Association Américaine de Juristes et le Centre Europe – Tiers Monde ont déclaré que :
« … le Groupe de travail a préféré dédier la majeure partie du temps de ses réunions à l’examen d’un projet de directives pour un code de conduite volontaire des sociétés transnationales (présenté par le membre étasunien du Groupe, M. David Weissbrodt sous le titre « Draft Universal Guidelines for Companies » dont la dernière version est datée du 21 mai 2001. La rédaction d’un tel document ne semble pas faire partie du mandat du Groupe de travail ou en est une interprétation pour le moins discutable. … »
2. La situation décrite ci-dessus perdure. Il faut néanmoins signaler une nouveauté : en février 2002, le Groupe de Travail a tenu une réunion officieuse et confidentielle convoquée par le membre étatsunien du Groupe de Travail, M. David Weissbrodt, avec pour unique but d’examiner une nouvelle version de son projet, intitulé cette fois-ci « Human Rights Principles and Responsibilities for Transnational Corporations and Other Business Enterprises. » (E/CN.4/Sub.2/2002/WG.2/WP.1/Add.2). Non seulement le nouveau projet dénature le mandat du Groupe de travail, mais il constitue en outre un énorme pas en arrière par rapport à l’état actuel du droit international relatif aux droits de l’homme.
Le nouveau projet de M. Weissbrodt : ses caractéristiques les plus marquantes
A. Dénaturation de l’objet du mandat du Groupe de travail par le nouveau projet de M. Weissbrodt
3. Le projet de M. Weissbrodt concerne les sociétés transnationales et les « other business enterprises ». L’auteur définit ces dernières comme « any business entity, regardless of the international or domestic nature of its activities ». On ne peut pas comprendre cette définition comme se référant seulement aux filiales ou aux entreprises sous-traitantes des sociétés transnationales (qui font sans aucun doute partie de l’objet d’étude du Groupe de Travail) mais au contraire comme se référant à n’importe quel type d’entreprise qui agit dans un cadre national et ceci quelle que soit sa dimension.
4. L’objet d’étude du Groupe de Travail est donc dénaturé puisque son mandat est de s’occuper des sociétés transnationales en tant que phénomène mondial spécifique qui a une énorme importance économique, sociale et politique et un effet évident sur la jouissance des droits de l’homme dans le monde entier. Il est certain que la Sous-Commission, en attribuant le mandat au Groupe de Travail en 1998 (prorogé en 2001 ), n’avait pas l’intention de le charger de s’occuper des petites entreprises qui n’agissent que dans le cadre national.
5. Le projet de M. Weissbrodt, outre le fait qu’il dénature l’objet d’étude du Groupe de Travail, n’examine pas du tout les effets sur les droits fondamentaux que seules peuvent avoir les sociétés transnationales , vu leur énorme pouvoir à l’échelle mondiale, en particulier :
a) sur le droit à la paix ;
b) sur le droit à l’accès aux services publics essentiels ;
c) sur le droit au libre accès aux connaissances qui sont par nature publiques ;
d) sur le droit aux libertés de communication, d’information, d’opinion et d’expression ;
e) sur le droit à une authentique démocratie représentative et participative.
6. Le projet, dans ses paragraphes 1 à 15, considère néanmoins divers aspects importants des activités des sociétés transnationales et d’autres entreprises qui affectent ou peuvent affecter les droits de l’homme mais, comme on le verra plus loin en B et C, sans proposer un système de protection efficace de ces droits.
7. Dans l’avant-dernier paragraphe du Préambule du projet de M. Weissbrodt, il est dit que les cadres et les travailleurs des entreprises ont des responsabilités en rapport avec la Déclaration de Principes. Inclure les travailleurs (qui n’ont pas de pouvoir de décision au sein des entreprises et qui, fréquemment, n’ont même pas de pouvoir de négociation) parmi les responsables est une manière de dévier du thème de la responsabilité civile et pénale des sociétés transnationales (personnes juridiques) et des dirigeants de celles-ci (personnes physiques). Veut-on rendre responsables de leurs affections pulmonaires les jeunes femmes qui travaillent dans des conditions de semi-esclavage pour les sous-traitants de Nike dans certains pays d’Asie ? Ou veut-on rendre les employés d’Enron, qui ont perdu leur travail et leur caisse de retraite, responsables des activités délictueuses des dirigeants de l’entreprise ?
B. Le nouveau projet de M. Weissbrodt attribue aux normes nationales et internationales en vigueur un rôle subordonné et secondaire et, de fait, ignore leur caractère obligatoire pour les sociétés transnationales
8. De l’ensemble du Projet se dégage l’intention de faire approuver par le Groupe de Travail une déclaration de principes (sans force obligatoire) pour les sociétés transnationales qui serait appliquée par le biais de codes de conduite privés et volontaires, ce qui constitue, dans ce cadre, un énorme saut en arrière du droit international des droits de l’homme, puisqu’on prétend ignorer que la totalité du droit international relatif aux droits de l’homme actuellement en vigueur est un droit prescriptif et obligatoire pour les personnes physiques et juridiques, publiques et privées, y compris les sociétés transnationales.
9. Cheriff Bassiouni dit qu’il y a cinq étapes successives dans le développement progressif des droits de l’homme : 1) énonciative (l’émergence de certaines valeurs communes perçues internationalement) ; 2) déclarative (la déclaration dans un document ou un instrument international de certains principes portant sur des domaines d’intérêts ou de certains droits de l’homme identifiés comme tels) ; 3) prescriptive (l’articulation desdits droits en instruments internationaux généraux ou spécifiques ou en conventions obligatoires) ; 4) d’application (recherche ou développement de moyens d’application) et 5) de criminalisation (développement de prescriptions pénales internationales destinées à la protection desdits droits contre d’éventuelles violations).
10. Le projet de Monsieur Weissbrodt vise à faire rétrocéder, en ce qui concerne les sociétés transnationales, l’état actuel du droit international des droits de l’homme, prescriptif et obligatoire, à l’étape déclarative. Cette dernière n’a pas les conséquences juridiques propres aux normes légales (nationales et internationales) en vigueur, telles que l’exigibilité et la sanction en cas de non accomplissement.
11. Il n’y a aucun fondement juridique ou rationnel :
a) à établir une liste spécifique de droits de l’homme que devraient respecter les sociétés transnationales au lieu de considérer simplement que les sociétés transnationales doivent respecter, comme toutes les personnes, tous les droits de l’homme et toutes les normes juridiques en vigueur, en particulier celles en lien avec leurs activités (industrielles, financières, de services, etc.) ;
b) à faire revenir, pour les sociétés transnationales exclusivement, les normes juridiques qui sont en vigueur (c’est-à-dire qui sont obligatoires pour tous et dont la transgression entraîne une sanction), à l’étape déclarative (c’est-à-dire non obligatoire et non sanctionnable)
12. Cette évaluation du projet se confirme à la lecture de différents paragraphes de celui-ci, ainsi que de l’introduction et des commentaires. On peut par exemple trouver dans l’introduction :
« Les Principes et leurs Commentaires représentent un effort pour établir des normes pour la conduite des affaires qui ont pour but d’aider les sociétés transnationales et d’autres entreprises à être de bons citoyens à l’échelle mondiale, nationale et locale » (E/CN.4/Sub.2/2002/WG.2/WP.1/Add.1, paragraphe 24).
13. Dans le paragraphe 30, il est dit que, étant donné que la Sous-Commission a demandé au Groupe de Travail de contribuer à rédiger des normes obligatoires, le Groupe a décidé (de manière officieuse dans sa réunion privée de février 2002) de rédiger une Déclaration de Principes (qui n’est pas obligatoire, comme il vient d’être signalé).
14. Dans le paragraphe 32, il est dit que les Principes « sont destinés non seulement à contribuer à la rédaction de normes obligatoires … », etc. C’est-à-dire que, dans tout le texte, il est fait référence à de futures normes obligatoires, comme si celles-ci n’existaient pas déjà ou que la majorité d’entre elles ne s’appliquaient pas directement aux sociétés transnationales, et on discourt sur une application progressive et volontaire de quelques principes à ces sociétés.
C. Le nouveau projet de M. Weissbrodt privilégie les initiatives privées et attribue à l’Etat un rôle secondaire dans l’application des normes et dans le contrôle de leur application
15. Le paragraphe 1 du Projet commence par une déclaration générale sur la « responsabilité première » de l’Etat de respecter et de faire respecter les droits de l’homme. Mais cette déclaration générale ne correspond pas au contenu du reste du Projet, où la « responsabilité première » de l’Etat disparaît, ou, dans le meilleur des cas, est reléguée à un rôle subsidiaire en ce qui concerne le contrôle des sociétés transnationales.
16. Dans le commentaire du paragraphe 4 du Projet (« security arrangements »), il est dit que les sociétés transnationales et leurs employés devront respecter, entre autres instruments internationaux, les Principes de l’ONU sur l’utilisation de la force et des armes à feu ainsi que le Code de conduite pour les fonctionnaires chargés de faire respecter la loi. C’est une tentative de légaliser les milices privées des entreprises. Dans le même commentaire du paragraphe 4, on mentionne la conclusion de contrats en matière de sécurité entre les entreprises et les forces armées des Etats , ce qui convertirait les dites forces armées en un service privé payé par les entreprises. C’est le cas en Colombie, où la British Petroleum a admis qu’elle rémunérait les Forces Armées. Ce point de vue implique que l’Etat soit privé du monopole de l’usage de la force et que ses forces armées soient subordonnées à des intérêts privés.
17. La dernière partie du Projet (« General Provisions of Implementation ») prévoit :
a) que, comme premier pas dans le respect des Principes, les entreprises adoptent des règles internes conformes à ceux-ci ;
b) que les entreprises fassent l’objet de contrôles périodiques par des mécanismes nationaux et internationaux, gouvernementaux et/ou non gouvernementaux, et que les entreprises elles-mêmes fassent des évaluations périodiques de leurs propres activités ;
18. Le paragraphe 34 de l’Introduction au Projet ôte tous les doutes quant au rôle secondaire qui est attribué à l’Etat puisque celui-ci est placé en sixième place, après les sociétés transnationales, les groupes patronaux ou commerciaux, les syndicats, les ONG et les organisations intergouvernementales, dans l’énumération de ceux qui appliqueraient le Projet, au cas où il serait adopté. L’ONU occupe la septième et dernière place.
19. Il apparaît ainsi clairement que l’application des Principes n’est pas dévolue , comme il conviendrait à une Déclaration des Nations Unies, en premier lieu aux Etats, chargés de faire appliquer la loi dans le cadre de leur territoire national, mais aux entreprises elles-mêmes et à d’autres entités privées. Seul un rôle de contrôle pourrait éventuellement être à la charge de l’Etat (gouvernementaux et/ou non gouvernementaux, dit le Projet).
20. Dans le Projet, l’Etat et ses institutions, comme la justice et les forces de sécurité, occupent une fonction secondaire et subordonnée par rapport au secteur privé.
21. L’Association américaine de Juristes et le Centre Europe – Tiers Monde ont indiqué dans d’autres documents, citant diverses études, le manque d’efficacité des codes de conduite volontaires et l’indépendance douteuse des contrôles externes privés. Ces derniers sont parfois frauduleux comme c’est le cas de ceux effectués par de grandes agences de conseil transnationales comme Arthur Andersen dans le cas Enron, et Pricewaterhouse Coopers dans le cas Gazprom, dont les activités sont actuellement l’objet d’enquêtes de la justice.
22. L’approbation du projet de M. Weissbrodt consacrerait et légitimerait dans un document international une situation de fait, à savoir que les grandes sociétés transnationales agissent en totale impunité , en se plaçant au-dessus des normes en matière de droits de l’homme et des organismes étatiques et internationaux chargés de les faire respecter.
23. M. Weissbrodt semble adhérer au « paradigme alternatif » du professeur Coase (cité dans le paragraphe 32 de l’Introduction), qui propose que les entreprises se contrôlent elles-mêmes et qu’elles ne soient pas obligées de respecter des modèles « créés artificiellement ». Autrement dit, la Déclaration Universelle, les Pactes et Conventions internationales et, le cas échéant, les codes de conduite contraignants seraient des « créations artificielles ». Par contre, le libre marché, les affaires et les profits, en un mot « la main invisible du marché », sont, comme la loi de la gravitation universelle, des « lois naturelles » qui doivent avoir la priorité sur les « créations artificielles ».
24. Le Groupe de travail devrait refuser le projet de M. Weissbrodt et essayer de récupérer le temps perdu en s’occupant sans plus tarder du mandat qui lui a été donné par la Sous-commission. Pour cela, le Groupe de travail devrait étudier et formuler des recommandations aux Etats et à la communauté internationale sur la manière d’obtenir que les entreprises transnationales s’engagent à l’accomplissement du droit en vigueur, sur la manière d’améliorer et de compléter les normes pour atteindre ce but, et sur la manière d’obtenir que les sociétés transnationales soient sanctionnées lorsqu’elles violent la législation nationale ou le droit international.