I. INTRODUCTION
Le Projet de normes sur les sociétés transnationales adopté par la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’Homme (SCDH) est radicalement différent – dans un sens positif – du projet initial présenté, il y a quatre ans, au Groupe de travail. Cependant, plusieurs questions essentielles n’ont pas pour autant été résolues.
Ce Projet reste, donc, insatisfaisant aux yeux de nos deux organisations (l’Association américaine de juristes, AAJ, et le Centre Europe – Tiers Monde, CETIM) et ce en dépit de l’intense activité qu’elles ont déployée durant plusieurs années de débats : l’organisation d’un séminaire interdisciplinaire1, la production de plusieurs documents et la réunion tenue par les deux ONG [en question], les 6 et 7 mars 2003, avec le Groupe de travail de la SCDH qui a élaboré ce projet.
II. DIVERS ASPECTS ESSENTIELS FONT DÉFAUT DANS LE PROJET POUR QUE CE DERNIER PROPOSE UNE RÉPONSE SÉRIEUSE, COHÉRENTE ET PROPORTIONNÉE AUX PROBLÈMES POSÉS PAR LES STN.
Les sociétés transnationales constituent un phénomène d’une grande importance et ampleur dans la société contemporaine et posent des problèmes économiques, financiers, juridiques, sociaux et humains spécifiques.
Leur caractère transnational, leur versatilité économique et juridique, leur énorme puissance économique et financière et leur grande influence politique et sociale ne sont pas les moindres de ces problèmes. Lesdites caractéristiques constituent en plus des obstacles importants pour les tentatives d’exercer un contrôle juridique et social sur les STN.
Le projet énonçait des obligations qui sont, pour la plupart, valides pour n’importe quelle entreprise (nationale ou transnationale, grande, moyenne ou petite) et tient peu compte des caractéristiques spécifiques des STN et, en conséquence, ne répond pas aux questions essentielles telles qu’assurer leur contrôle juridique et social et les rendre réellement responsables pour leurs activités enfreignant les droits humains.
1. La responsabilité solidaire des STN pour leurs activités violatrices des droits humains commises par leurs filiales de fait ou de droit, par leurs fournisseurs, sous-traitants et preneurs de licences ne figure pas dans le projet.
Son inclusion a été proposée de façon pertinente par l’AAJ et le CETIM au Groupe de travail de la SCDH qui a élaboré le Projet.
Cette responsabilité des STN découle du principe de responsabilité collective ou responsabilité solidaire, même par omission, de tous ceux qui participent, d’une façon ou d’une autre (action collective), à la provocation d’un dommage, ce dernier faisant naître entre eux une obligation solidaire. Le fondement de cette responsabilité solidaire est que tout dommage doit donner un droit à réparation pour la victime et que celle-ci a le droit de demander réparation conjointement à tous les responsables ou à celui ou ceux de son choix et si, ces derniers sont insolvables, de se retourner contre celui ou ceux qui sont solvables.
Le principe de responsabilité solidaire des sociétés transnationales est une question essentielle, tenant compte de la pratique habituelle des STN d’externaliser les coûts et les risques et les responsabilités respectives qui leur sont liées – qu’assument exclusivement ou presque exclusivement les fournisseurs, les sous-traitants, les preneurs de licences et les filiales – et de s’assurer en même temps pour elles-mêmes des gains extraordinaires.
Ce problème est inévitable si l’on veut vraiment avancer dans l’encadrement juridique des STN, qui délocalisent leur production vers des pays où les salaires sont bas, où la législation sociale laisse beaucoup à désirer ou est inexistante, où les normes pour la protection de l’environnement n’existent pas ou ne sont pas respectées et où elles jouissent de privilèges fiscaux et bénéficient du « traitement national », même dans la sphère des services publics.
Les STN n’assument aucune responsabilité pour les violations du droit du travail et les normes de protection de l’environnement dans les pays où elles délocalisent leur production. Au contraire, grâce à des traités bilatéraux ou multilatéraux comme l’Accord de libre échange nord américain (ALENA) et, s’il arrive à se concrétiser, la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA), elles parviennent non seulement à se dégager de tous les dommages ou préjudices qu’elles produisent, mais elles obtiennent aussi des garanties par l’État qui accueille l’industrie délocalisée contre d’éventuelles pertes de bénéfices dues à des réformes favorables à la législation du travail et/ou environnementale. Cela pose ainsi dans les faits un obstacle majeur à des réformes progressives en matière de droits humains.
Un autre moyen d’externaliser les coûts et risques des STN est la sous-traitance de certains services, comme c’est le cas pour les sociétés transnationales pétrolières qui affrètent des tankers d’armateurs plus ou moins fantômes pour transporter leur pétrole et ainsi éviter d’assumer la responsabilité pour les catastrophes écologiques fréquentes provoquées par ces mêmes tankers.
L’omission du principe de responsabilité solidaire des sociétés transnationales assure l’impunité des STN qui violent les droits humains.
2. Ne figure pas dans le projet la proposition de l’AAJ et du CETIM de désigner spcécifiquement la responsabilité civile et pénale des dirigeants des sociétés transnationales (gérants, membres du Directoire ou du Conseil d’Administration), soit de ceux qui seuls ont la faculté statutaire de prendre des décisions au nom de l’entreprise. La vague allusion qui y est faite dans le préambule est différente ; elle ne répond pas à la préoccupation de distinguer la responsabilité de ceux et celles qui représentent l’entreprise quant aux responsabilités en matière de droits humains de celle qui y travaillent (simples cadres et travailleurs).
3. Même si la SCDH et le Comité des droits économiques, sociaux et culturels se sont récemment prononcés sur ces questions dans un sens similaire2, le Projet ne fait pas figurer les questions suivantes, proposées de façon pertinente par l’AAJ et le CETIM au Groupe de travail qui l’a élaboré :
Les STN, ses fournisseurs, sous-traitants et preneurs de licences et « autres entreprises » (ses filiales de fait ou de droit) doivent reconnaître le principe de primauté des droits humains et l’intérêt public sur l’intérêt économique particulier.
Les États devraient adopter des mesures législatives et d’autres ordres afin de donner la priorité à la notion de service public, particulièrement en matière de santé, d’alimentation (y compris l’eau potable), d’instruction et de logement, de prévenir et d’empêcher la formation d’oligopoles et de monopoles privés dans ces domaines. Les États devraient interdire les brevets sur toutes les formes de vie et établir un droit de préemption du domaine public sur les interventions et les découvertes fondamentales pour la santé.
La phrase dans le paragraphe 10 du Projet : « Les sociétés transnationales et autres entreprises ont l’obligation de reconnaître et de respecter…l’intérêt public », n’est pas équivalent à la proposition de l’AAJ et du CETIM qui parle de « primauté des droits de l’Homme et de l’intérêt public… ».
III. CERTAINES AUTRES CLAUSES IMPORTANTES, PROPOSÉES PAR L’AAJ ET LE CETIM AU GROUPE DE TRAVAIL DE LA SCDH NE FIGURENT PAS DANS LE PROJET.
1.Tel est le cas de la clause destinée à protéger les employé-e-s et les actionnaires des STN, leurs fournisseurs et leurs sous-traitants, tout comme les travailleurs-ses de ces derniers :
Les États devraient établir et, selon le cas, renforcer les dispositions législatives ou réglementaires sur la responsabilité civile et pénale des dirigeants responsables des STN et des « autres entreprises » (filiales de fait ou de droit) et celle des dirigeants responsables de leurs fournisseurs, sous-traitants et preneurs de licence en ce qui concerne les opérations financières et commerciales, y compris la gestion des fonds de pensions, face à leurs actionnaires et employé-e-s titulaires d’actions et de participations dans les fonds de pensions de l’entreprise et aussi de légiférer ou renforcer la législation existante sur la transparence de ces sociétés (rapports et contrôles périodiques, etc.) à propos des mêmes questions.
2. Ne figure pas non plus la clause qui prévoit que les STN assument dans la pratique leur responsabilité en ce qui concerne les conditions de travail du personnel, de leurs fournisseurs et sous-traitants :
Les STN doivent payer aux fournisseurs et sous-traitants des prix convenables pour leurs produits et services de façon à leur permettre de payer à leurs employé-e-s et travailleurs-ses des salaires décents qui assurent aux intéressé-e-s ainsi qu’à leurs familles un standard de vie adéquat, leur offrir de bonnes conditions de travail et, à leur tour, d’obtenir des marges raisonnables de bénéfices. La redevance demandée par les STN aux preneurs de licence doit rester dans les limites raisonnables afin de permettre à ceux-ci de payer à leurs employé-e-s et travailleurs-ses des salaires décents qui assurent aux intéressé-e-s ainsi qu’à leur famille, un niveau de vie adéquat et leur donner de bonnes conditions de travail et, à leur tour, d’obtenir des marges raisonnables de bénéfices.
3. Le monopole exercé par les STN sur les moyens de communication de masses pose des problèmes bien connus à la liberté d’expression et de communication. Il en est de même pour les préjudices portés à l’objectivité de l’information et dus à la participation dominante des grandes industries, dont celle de l’armement, en utilisant des puissants moyens de communication de portée mondiale.
Cependant, le Groupe de travail n’a ni accepté, ni incorporé au Projet la clause suivante proposée par l’AAJ et le CETIM :
Afin de garantir la liberté d’expression et le droit à une information objective et impartiale, les États devraient adopter des mesures législatives et autres afin d’interdire la formation de monopoles dans les moyens de communication et d’interdire la formation de sociétés, de coentreprise, etc., entre des entreprises de communication et autres secteurs d’activités industrielles, commerciales et financières.
4. Face au problème posé par la privatisation croissante des forces armées et de sécurité, l’AAJ et le CETIM ont proposé les clauses suivantes, qui n’ont pas non plus été incorporées dans le Projet :
Le personnel de sécurité des STN, des fournisseurs, sous-traitants et preneurs de licence et «d’ autres entreprises » ne peut pas agir hors de l’enceinte de l’entreprise pour laquelle il travaille.
Cette proposition vise à empêcher que le personnel de sécurité devienne une milice privée qui agit aussi dans les espaces publics.
Les STN, leurs fournisseurs, sous-traitants et preneurs de licence et « autres entreprises » ne peuvent pas utiliser à leur service les forces armées ou de sécurité de l’Etat, ni engager des milices privées.
IV. CONCLUSION
Les STN sont des personnes juridiques de droit privé. Comme toutes les personnes physiques et juridiques, elles devraient respecter la loi qui comprend les normes internationales en vigueur en matière de droits humains ; à savoir les droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux.
Cependant, le don d’ubiquité des STN, c’est-à-dire leur capacité à être en même temps dans plusieurs endroits et nulle part, leur permet d’éviter les juridictions nationales. Fait plus important, leur grand pouvoir, l’aide de quelques grandes puissances étatiques et la complicité de nombreux gouvernements de la périphérie, leur a permis de tisser un réseau planétaire de normes contraires au droit public national et international en vigueur, prenant la forme de traités bilatéraux de protection des investissements étrangers (environ 2000 sont actuellement en vigueur), des traités régionaux comme l’ALENA et le futur ALCA, sans oublier l’OMC.
Le fait que le jugement des personnes juridiques et des crimes économiques et environnementaux ne soit pas inclue dans la compétence de la Cour Pénale Internationale donne aux STN une échappatoire à la dite juridiction internationale.
A la place, les STN peuvent compter sur un tribunal d’arbitrage international, issu du système même de la Banque mondiale et à son service. Il s’agit du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI-ICSID), dont le président n’est autre que le Président de la Banque mondiale et dont les normes de références ne comprennent ni celles qui se réfèrent aux droits humains, ni aux droits environnementaux. Le CIRDI, avec le manque d’objectivité et d’impartialité inhérent à la Banque mondiale, règle les controverses entre les STN et les États (136 de ces derniers font partie du CIRDI), qui acceptent de se soumettre à leur arbitrage.
Cela veut dire que beaucoup d’États, qui sont, pour le moins en théorie, l’expression politique de la souveraineté et des intérêts de toute la nation au sein de la communauté internationale, acceptent de discuter des controverses d’égal à égal avec des entreprises privées devant un pseudo tribunal d’arbitrage dont le penchant en faveur de l’intérêt privé ne peut faire aucun doute.
Lorsque des États ne se plient pas aux exigences « libératrices » du capital international incarné par les STN, on accentue les pressions des organismes financiers internationaux (FMI et Banque mondiale), de l’Organisation mondiale du commerce et de ses accords : sur le commerce des services (GATS), sur les mesures en matière d’investissements relatifs au commerce (TRIM), sur les aspects de la propriété intellectuelle relatifs au commerce (ADPIC-TRIPS), etc.
Pour les États, qui malgré toutes ces pressions ne se soumettent pas à la stratégie planétaire des sociétés transnationales, des recours plus décisifs à charge des services d’intelligence, des « forces spéciales » ou des forces armées de la « super puissance » et de ses alliés, comme les attentats et le sabotage, les coups d’État et les guerres d’agression, sont déployés.
Voici en termes concrets les problèmes posés actuellement par les STN.
Il s’agit donc d’un grand défit que de trouver des formes de réponses à ces problèmes dans le cadre des Nations Unies. Cependant, ces derniers doivent être affrontés car c’est tout le système en vigueur du droit international fondé sur l’égalité souveraine de tous les États et sur le respect total des droits humains qui est en jeu.
L’AAJ et le CETIM recommandent à la Commission des droits de l’homme qu’elle constitue un Groupe de travail à composition non limitée, comme le propose elle-même la SCDH dans sa résolution 2003/16, pour améliorer le Projet, reprendre les omissions que nous avons signalées dans les paragraphes précédents et pour étudier, ce qui est d’une importance considérable, des mesures de suivi sur les problèmes que posent les activités des STN pour que les droits humains (civils, politiques, économiques, sociaux et culturels) soient effectivement respectés et appliqués.