CONTEXTE1
Le 5 février 1964, la junte militaire qui gouvernait alors l’Équateur octroya une concession de plus de 1 400 000 hectares au consortium Texaco-Golf pour que celui-ci puisse explorer et extraire le pétrole des provinces de Sucumbíos et Orellana en Amazonie équatorienne. Puis, en 1973, la concession fut redéfinie et réduite à 400 000 hectares. La société transnationale états-unienne Texaco, aujourd’hui connue sous le nom de Chevron2, y exploita le pétrole jusqu’en 1992. À cette époque plusieurs peuples autochtones3 vivaient sur ce territoire. Ils furent sérieusement affectés par les agissements de cette entreprise, à un point tel que le peuple Cofan fut réduit de 74 %4, et ce à cause du déplacement forcé de ses habitants. Il faut ajouter à cela l’extermination du peuple Tetete.
En 1993, les communautés ont déposé une plainte aux États-Unis à l’encontre de l’entreprise pétrolière Texaco pour pollution environnementale et atteinte à la santé des populations locales5. Peu de temps après, à la demande de la propre entreprise, l’affaire a été transférée devant un tribunal équatorien6, qui a condamné Chevron (auparavant Texaco) à indemniser les populations concernées et à prendre des mesures pour reconstituer l’écosystème affecté7.
Pour la justice équatorienne il a été démontré que l’entreprise avait foré plus de 350 puits et avait creusé près de 1 000 fosses qu’elle utilisait comme « piscines » pour y déposer les substances toxiques utilisées durant le forage, ainsi que les eaux usées et autres résidus de son activité, qui faute de traitement adéquat, se sont déversés dans les rivières et les lacs de la région.
De son côté, Chevron a rejeté sa responsabilité et n’a eu de cesse de consacrer d’énormes efforts et ressources pour ignorer la sentence et persécuter les victimes.
INTIMIDATIONS DE LA PART DE CHEVRON
Chevron a lancé une campagne de dissuasion et d’intimidation à l’encontre des communautés, de leurs avocats et des organisations de soutien. À diverses occasions elle a exprimé ses intentions, par exemple :
3 mai 2009 : l’avocat principal de Chevron promit que la compagnie « allait se battre jusqu’à ce que l’enfer se couvre de glace et continuera ensuite de se battre sur la glace »8.
20 juillet 2009 : à propos du jugement rendu, un porte-parole de la compagnie déclara dans le Wall Street Journal : « Nous ne payerons pas et le contesterons durant des années voire des décennies » 9.
4 août 2008 : dans la revue Newsweek, un lobbyiste de Chevron lança à propos de l’action contre Chevron menée par les communautés amazoniennes : « Nous ne pouvons permettre que de petits pays s’en prennent à de grandes compagnies comme celle-ci »10.
Chevron a publié des communiqués de presse dans lesquels elle promettait aux Équatoriens des décennies de batailles juridiques si ces derniers persistaient dans leur requête11. Les menaces ne sont pas restées lettre morte. Depuis quelques années, les actions visant à éviter le paiement de la condamnation se sont intensifiées. Chevron a ainsi noué des contrats avec environ 60 cabinets juridiques et 2’000 avocats, des agences de relations publiques et des lobbyistes pour développer sa stratégie. Cette stratégie consiste en bonne partie à intimider et menacer jusqu’à faire taire toute personne qui tenterait d’élever la voix en soutien aux communautés affectées.
Des millions de dollars ont été investis contre des militants, journalistes, caricaturistes, documentaristes, scientifiques et avocats, tous poursuivis et accusés par Chevron. Il semblerait que personne ne puisse s’exprimer contre Chevron sans subir en retour des actes d’intimidation en tout genre.
Diverses organisations non gouvernementales de défense des droits humains ont condamné ce type d’actions12, néanmoins la persécution de Chevron se poursuit.
Ci-dessous sont présentées quelques-unes des actions menées par Chevron pour réduire au silence les victimes et leurs alliés.
Procédures juridiques pour intimider et faire taire
Chevron a initié des actions judiciaires basées sur des pratiques illégales telles que le fishing expedition13. Pour cela, Chevron a saisi des tribunaux aux États-Unis et demandé à prendre connaissance d’informations qui outrepassaient sa requête, en abusant ainsi de la législation de ce pays, et en particulier de la procédure dénommée Discovery, en vue d’obtenir des courriers personnels, des documents et des informations générales concernant des personnes déterminées14. Chevron a intenté 25 actions de ce type, contre des avocats, militants, journalistes, réalisateurs et même des stagiaires d’organisations, devant plus de 17 juridictions aux États-Unis. Ces personnes ont été convoquées afin de fournir des informations générales et se sont retrouvées soumises à des interrogatoires complexes, durant lesquels elles ont été menacées d’emprisonnement.
Chevron a demandé à Google, Yahoo et Microsoft d’identifier les utilisateurs de plus de 100 comptes de courrier électronique, de fournir des détails sur les lieux où ces comptes ont été ouverts durant les dix dernières années. Malgré son échec à obtenir toutes ces données, Chevron a réussi à intimider un grand nombre de ces personnes.
Suite à cette chasse aux sorcières, Chevron a obtenu l’ouverture de procédures judiciaires contre des personnes qui soutiennent les communautés afin de les intimider et aussi d’obtenir des documents confidentiels qui ont ensuite été remis illégalement à ses avocats.
Les organisations qui ont soutenu les plaignants équatoriens dans cette affaire ont mobilisé beaucoup de ressources pour répondre aux attaques de Chevron, et ont notamment dû fournir des détails sur leur fonctionnement interne et les données privées de leurs collaborateurs.
Liberté de presse et procès judiciaires contre les journalistes et réalisateurs
En 2008, Joe Berlinger15 a présenté son documentaire « Crude », qui traite de l’action judiciaire intentée par les communautés contre Chevron et qui a été projeté dans plus d’une dizaine de festivals internationaux16.
En 2010, l’entreprise pétrolière a demandé à un juge de New York d’ordonner à J. Berlinger de remettre tous les enregistrements (bruts) qui n’avaient pas été inclus dans son documentaire. Le juge chargé de l’affaire, Lewis Kaplan, a accepté la requête de Chevron et a intimé l’ordre au réalisateur de livrer à Chevron environ 600 heures d’enregistrements. Le réalisateur a contesté cette décision devant la Cour d’appel du deuxième circuit. Des médias américains renommés, comme le New York Times, ABC, NBC, CBS et Associated Press ont présenté un amicus curiae à la Cour pour s’opposer à la remise du matériel de « Crude ». Toutefois, la Cour d’appel a fait fi de cette requête et a confirmé la décision du juge, tout en réduisant la quantité d’enregistrements qui devait être remise. Le réalisateur Joe Berlinger a ainsi été contraint de fournir 500 heures d’enregistrements. Il s’agit d’une décision judiciaire sans précédent qui affecte la liberté de presse.
De même, dans le cadre de l’émission « 60 minutes » de la chaîne CBS17, des journalistes ont visité la zone et ont réalisé un reportage sur ce cas. Ce documentaire a été couronné du prix Edward R. Murrow18. En riposte, Chevron a mandaté une ancienne journaliste de CNN pour qu’elle réalise un documentaire exposant les arguments de l’entreprise. Ce reportage fut présenté comme une production indépendante et programmé trois semaines avant la diffusion du documentaire de « 60 minutes ». Après sa diffusion, Chevron a saisi la Columbia Journalism Review qui, se basant sur les faux arguments de Chevron, a rappelé à l’ordre CBS19.
William Langewiesche20, journaliste de Vanity Fair, qui a écrit en 2007 un article sur l’affaire, a subi un traitement similaire. En effet, quelques années après la publication de son reportage, Chevron a obtenu plusieurs courriers électroniques échangés entre Steven Donziger21 et William Langewiesche. En les sortant de leur contexte, l’entreprise les a utilisé dans une campagne publique de discrédit contre le journaliste.
Chevron est allé jusqu’à engager des journalistes dans le but d’espionner les plaignants, comme le démontre par exemple le cas de Marie Cudehe22, qui fut contactée par Kroll23, à Bogota, pour infiltrer les plaignants et réaliser un reportage supposé indépendant. Mme Cudehe a dénoncé ces faits et elle est depuis la cible des attaques de Chevron.
Persécution de ses investisseurs
Thomas DiNapoli24, directeur du Fonds de pension de l’État de New York a également été victime des représailles de Chevron. En effet, le fonds qu’il dirigeait était actionnaire de Chevron et, à ce titre, il avait demandé un changement d’attitude face au jugement en Équateur. En 2012 Chevron a déposé une plainte contre M. DiNapoli devant la New York State Joint Commission On Public Ethics25.
Amnesty International (États-Unis) a pendant des décennies détenu des actions de Chevron. En 2012 Simon Billeness, un militant membre d’Amnesty International, a été convoqué pour remettre tous les documents et courriers électroniques qu’il détenait par rapport à son travail avec les actionnaires de Chevron. On a exigé qu’il remette toutes ses communications avec les actionnaires et les autorités gouvernementales, ainsi que de nombreux documents et courriers électroniques concernant ses activités à Amnesty International.
Le jugement pour extorsion (RICO)
Le 1er février 2011, Chevron a présenté une plainte devant la Cour du District Sud de New York en accusant les plaignants équatoriens et leurs soutiens d’extorsion26. Le procès s’est déroulé avec de graves irrégularités, parmi lesquelles on peut citer la partialité du juge, l’interdiction de mentionner dans le procès des preuves de la pollution par l’entreprise pétrolière, l’admission de témoignages rémunérés et le rejet de la participation d’un juré.
D’après la sentence rendue, les campagnes publicitaires, la création de pages web, de blogs et les demandes adressées aux autorités gouvernementales par les ONG peuvent entrer dans le cadre d’une extorsion criminelle. Un recours a été déposé le 2 juillet 2014 contre ce jugement devant la Cour d’appel du deuxième circuit de New York27.
Aux États-Unis, des ONG ont alerté l’opinion publique de la menace qu’impliquait la décision du juge dans cette affaire pour la réalisation de leurs activités. Un groupe d’organisations a présenté un amicus curiae devant la Cour qui doit examiner cet appel28.
Intimidation, persécution et silence des consultants spécialisés sur l’environnement
L’entreprise de consultants scientifiques Stratus INC.29 a été l’un des accusés dans la procédure RICO entreprise par Chevron. Dans différents contextes, y compris dans le programme étatsunien « 60 minutes », les scientifiques qui font partie de Stratus ont pointé du doigt l’importante pollution causée par Chevron. Le fait que Stratus ait appuyé les plaignants équatoriens et se soit exprimé en faveur de ces derniers, a donné lieu au déclenchement d’une agressive campagne de la part de Chevron à son encontre. Chevron a ainsi entrepris toute une série d’actions dans lesquelles elle a investi beaucoup d’argent afin de poursuivre et discréditer Stratus30. De même, la transnationale a fait pression pour que Stratus ne puisse pas bénéficier des contrats d’État. Elle a même produit et diffusé des vidéos l’accusant de « conspiration criminelle ».
Après quatre ans de bataille judiciaire, Stratus a fait faillite et s’est vu obligé de passer un accord avec Chevron par lequel elle se rétractait31.
CONCLUSION
Depuis 22 ans, le litige opposant les peuples amazoniens et Chevron constitue une importante référence dans la lutte pour s’assurer que les grandes entreprises transnationales soient tenues responsables des violations des droits humains qu’elles commettent. Cela mérite un large soutien de l’ensemble des États afin de garantir aux victimes l’accès à la justice et d’obtenir une réparation pour les dommages occasionnés.
L’exécution du jugement de la Justice équatorienne concernant Chevron sera une victoire importante en faveur des droits humains, des communautés affectées, de l’indépendance de la justice et de la souveraineté des États. L’envergure, le pouvoir ou la richesse d’une entreprise ne doit pas être un obstacle dans une telle démarche.
Le fait que les actions intentées par les parties plaignantes par rapport aux opérations de Chevron en Équateur soient jugées criminelles constitue non seulement une atteinte directe aux droits à la liberté d’expression et d’association, mais également aux droits à la justice et à la réparation.
Le CETIM exhorte le Conseil des droits de l’homme et le Haut-Commissaire aux droits de l’homme à intervenir d’urgence auprès des États-Unis pour faire cesser les attaques de Chevron qui violent les droits élémentaires des peuples amazoniens et de leurs défenseurs.