La 8e session du Groupe de travail intergouvernemental de l’ONU sur les sociétés transnationales, chargé de l’élaboration d’un traité contraignant pour le respect des droits humains par ces entités, s’est tenue à Genève dans une grande confusion et une ambiance tendue (24-28 octobre 2022).
Dans le numéro 64 de notre bulletin, nous avions déjà évoqué nos préoccupations concernant les manœuvres ayant pour but de dévier ledit groupe de travail de sa trajectoire. Lors de cette 8e session, ces manœuvres se sont non seulement poursuivies, mais accentuées.
En violation du mandat du Groupe de travail et en pleine contradiction avec les travaux menés jusqu’ici en son sein, la présidence de cette instance (assurée par l’ambassadeur de l’Équateur à Genève) a présenté, de manière unilatérale et sous-prétexte de « faciliter les négociations », de nouvelles propositions de texte. Cette action visait clairement à modifier radicalement, affaiblir et diluer le projet de traité (3e version révisée), tout en imposant ces nouvelles propositions comme document de base alternatif pour les négociations.
Cette manœuvre a non seulement créé une confusion lors des pourparlers qui ont suivi, mais a également permis aux puissants opposants de ce processus, qui ont appuyé cette diversion, de contester ainsi l’élaboration d’un traité conforme au mandat du Groupe de travail. Il semble que c’est l’effet qui était recherché par la présidence, vu que le camp occidental en particulier s’est systématiquement référé à ces propositions afin de déligitimer la 3e version révisée du projet de traité. Ce dernier, malgré ses lacunes, dues aux tentatives d’en diluer le contenu de la part des détracteurs du processus, est le résultat de plusieurs années de débats au sein du Groupe de travail et reste le seul document légitime pour la suite des négociations. A souligner que cette 3e version révisée contient aussi d’excellentes dispositions grâce au travail de certains pays qui ont repris les revendications des mouvements sociaux, suite à un travail de plaidoyer acharné mené par la Campagne mondiale dont fait partie le CETIM1.
Voici un bref résumé des positions défendues par les États participants à la 8e session du Groupe de travail. Pour les États-Unis et les pays qui leur sont inféodés (l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Japon, l’Australie, la Suisse, la Norvège…), le futur traité ne doit pas être « prescriptif » (dispositions trop vagues et pas d’obligations pour les STN en matière de droits humains), mais doit être « conforme aux codes de conduite volontaires » (les Principes directeurs de l’ONU et ceux de l’OCDE notamment) et doit s’appliquer à tout type d’entreprise (y compris les PME). D’ailleurs, selon ces États, le terme de « business enterprises » ou celui de « business activities » devrait remplacer le terme STN. Autant dire que, pour ces États qui se définissent comme des « démocraties libérales » et « défenseurs des droits humains », il n’est pas question de prendre des mesures efficaces à l’égard des STN qui gêneraient ces entités dans leurs affaires et leur recherche d’un profit maximum. Relevons que, selon de nombreux États occidentaux, les STN, ne pourraient violer les droits humains, mais seulement en « abuser » par « omission » ou, tout au plus, leurs activités pourraient avoir un « impact défavorable sur les droits de l’homme »2. A quelques nuances près, certains États latino-américains (Brésil et Mexique notamment) ont également défendu cette position.
Cette offensive indécente, de la part de la présidence et de ses alliés désormais ouvertement affichés (les États occidentaux et les lobbys des STN en particulier) n’est pas restée sans réponse. Dans sa déclaration commune, le Groupe africain, représentant d’une seule voix les 54 pays africains, a dénoncé ces manœuvres dès le premier jour, tout en exigeant le respect du mandat3 du Groupe de travail lors des négociations. De nombreux États asiatiques (Chine, Inde, Indonésie, Iran, Pakistan, Palestine, Philippines…) et latino-américains (Bolivie, Colombie, Cuba, Venezuela,…) ont fait de même.
La Campagne mondiale n’était pas en reste. Tout au long de la semaine, elle a vigoureusement dénoncé les manœuvres visant à diluer le contenu du futur traité et dévier le Groupe de travail de son mandat, tout en faisant des amendements constructifs pour améliorer le contenu de la 3e version révisée du projet de traité en discussion. Ces amendements ont porté entre autres sur la responsabilité conjointe et solidaire des maisons-mères des STN avec leurs chaînes de valeur sur les plans civil, pénal et administratif ; sur l’accès à la justice des communautés et personnes affectées ; sur la question de la compétence des juridictions (État de siège, État d’accueil) ; sur la nécessité d’établir des obligations directes pour les STN, distinctes de celles des États ; sur un mécanisme international de mise en œuvre efficace et efficient.
Nous avions aussi évoqué, dans le numéro 64 de notre bulletin, nos inquiétudes concernant la méthode adoptée par le Groupe de travail en ce qui concerne l’inscription d’office de tous les amendements des États dans le projet de traité sans consensus. Si cette méthode pourrait paraître plus démocratique et plus transparente, il s’avère que les amendements proposés par les uns (États en faveur d’un traité contraignant) et les autres (États contre un traité contraignant) sont totalement contradictoires et inconciliables. Dès lors, les amendements qui vont à l’encontre du mandat doivent être exclus, sinon ce processus risque de s’enliser.
Dès lors, assisterons-nous à un énième échec au sein de l’ONU en ce qui concerne l’encadrement juridique des activités des STN ? Bien que, pour le moment, les rapports de force semblent être défavorables pour ce processus important, il n’est pas question de baisser les bras. Abandonner cette démarche reviendrait à délaisser les communautés affectées et les victimes des STN. Abandonner cette démarche reviendrait aussi à accepter le statu quo, à savoir : la primauté des intérêts privés sur les droits humains ; davantage de privatisation des services publics ; la poursuite à grande échelle de la destruction de l’environnement ; la réduction au quasi statut d’esclavage de millions de travailleureuses à travers le monde… Abandonner cette démarche reviendrait enfin à laisser seuls les États africains, asiatiques et latino-américains qui s’engagent pour un traité contraignant sur les STN.
Dès lors, les organisations de la société civile, en particulier les mouvements sociaux ainsi que les citoyens doivent se mobiliser pour exiger de leurs gouvernements et collectivités publiques qu’ils soumettent à la loi, à l’échelle nationale comme internationale, les STN qui échappent à tout contrôle démocratique et juridique. Il s’agit d’une étape cruciale pour encadrer le pouvoir démesuré des STN et leur faire respecter le droit des peuples à décider de leur avenir.
1La Campagne mondiale pour revendiquer la souveraineté des peuples, démanteler le pouvoir des sociétés transnationales et mettre fin à leur impunité. Elle regroupe plus de 200 membres, représentants de victimes, de communautés affectées et des mouvements sociaux du monde entier.
2Voir à ce propos les propositions de la présidence sur l’art. 1 (définitions) entre autres, «Suggested Chair proposals for select articles of the LBI (6 October 2022)», Chair-Rapporteur: Emilio Rafael Izquierdo Miño, A/HRC/WG.16/8/CRP.1, 24 October 2022, https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/hrbodies/hrcouncil/wgtranscorp/session8/2022-10-27/a-hrc-wg16-8-crp1.pdf
3Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 26 juin 2014, A/HRC/RES/26/9