Voici bientôt deux décennies que les politiques néolibérales dominent la scène internationale. 20 ans de « sacrifices » présentés comme des « promesses de lendemains meilleurs ».
20 ans de résultats globalement inverses, si l’on considère l’ensemble de la population mondiale, comme de nombreux rapports du PNUD tendent, en substance, à le démontrer.
Ce noir tableau ne serait cependant pas sans nuances. La « croissance » très rapide de quelques pays « émergeants » en ferait la preuve: parmi eux, les fameux, anciens ou plus récents, « dragons asiatiques ».
Or, même dans ces pays, le bilan social de cette « croissance » est des plus contrastés: l’enrichissement prodigieux d’une infime minorité s’est bien accompagné d’améliorations de revenus pour une nouvelle classe moyenne émergeante. Et un nombre non négligeable de salariés accède à quelques produits de consommation internationaux, souvent par ailleurs futiles, à la grande joie des multinationales. Mais pour la grande masse des ouvriers, les progrès salariaux, lorsqu?ils se sont produits, ont été rapidement mangés par l’inflation. Et surtout, le nombre des laissés pour compte, des déracinés, des petits paysans et des artisans voués à la banqueroute, des populations suburbaines livrées à la misère, aux petits bouleaux dégradants, à la prostitution, etc., a explosé. Sans parler, dans plusieurs pays, des populations « indigènes » décimées par la ruée des projets miniers, forestiers ou touristiques.
Certes, même au sein des « dragons », les différences semblent de taille. Les « généralités » trouvent toujours leurs « contre-exemples »… Une constante cependant: partout ou presque, cette croissance du commerce et de la production, cette insertion dans le marché mondial, se sont accompagnées d’une répression souvent encore plus farouche contre les pauvres, de tentatives de museler l’opposition politique sitôt qu’elle manifestait quelque combativité et d’une volonté d’empêcher toute émergence de mouvements syndicaux réellement autonomes.
Si les exemples ne manquent pas1, les paragraphes qui suivent s’arrêteront plus particulièrement à la répression antisyndicale qui sévit dans deux de ces « dragons », un relativement ancien, la Corée du Sud, un plutôt nouveau, l’Indonésie.
Ces exemples ne visent nullement à diaboliser des gouvernements particuliers ou un patronat local, alors que l’un des traits dominants de la mondialisation actuelle est la transnationalité des capitaux et la répétition des mêmes politiques économiques partout. Ils servent à démontrer que même dans les pays qui affichent les plus grandes « réussites économiques » – et où donc, selon la propagande néolibérale, les avancées vers la démocratie et les libertés citoyennes devraient être les plus marquées – on assiste au contraire à une répression antisyndicale et antidémocratique accrue, comme l’Angleterre tatchérienne et l’Amérique reaganienne l’avaient déjà illustré.
L’un apparaît comme le corollaire de l’autre. Si la « libéralisation » s’accompagne de quelques gestuels démocratiques, dont seule une minorité profite, pour la grande majorité des citoyens, elle s’impose comme une réduction de leurs droits réels. Le citoyen, sujet de la démocratie par excellence, est remplacé par le consommateur. Le principe d’égalité s’efface devant le critère de la solvabilité. Une forme camouflée de vote censitaire, une démocratie de « basse intensité » en quelque sorte! Est-ce là le monde que nous voulons ?
Corée du Sud
Parmi les premiers dragons, mais sans pour autant suivre au début un modèle néolibéral, la Corée du Sud a connu un développement économique remarquable et est devenu un pays moderne: industrie et services y fournissent plus de 90% du PIB et l’agriculture seulement 7,1%. « Le mouvement syndical sud-coréen a connu une histoire très difficile. Un régime dictatorial a régné en maître jusqu’en 1993. Toutefois, les travailleurs de Corée du Sud, dès le début des années 1980, ont ébranlé le pouvoir militaire par leurs actions. En 1987, une vague impressionnante de grèves s’est développée. Elle débouchera sur la création de centaines de syndicats combatifs dans les principales entreprises du pays ». (C.A. Udry, in Le Nouveau syndicat, janvier 1997).
Il en est résulté un paysage syndical composé de syndicats enracinés dans certaines entreprises géantes, d’une centrale syndicale officielle, la FKTU qui compte 1.2 millions de membres et d’un syndicat plus combatif, la KTCU (Confédération coréenne des syndicats) qui, malgré ses 500000 membres, demeure illégale. Le régime interdit le pluralisme syndical et empêche toute activité syndicale légale dans le secteur public et de l’enseignement.
« Après l’élection à la présidence (de la Corée du Sud) de Kim Young-sam en 1993, les syndicats ont connu une courte période de répit. Mais ce président, ancien opposant, s’est assez vite fait récupérer par les militaires et le noyau dur du grand patronat. Ainsi, des dizaines de syndicalistes étaient en prison, avant le déclenchement de la grève [de fin décembre 1996]. En effet, la répression contre les militants syndicaux est redevenue courante depuis 1995. » (ibidem).
Pourquoi cette grève qui a frappé par son ampleur le monde entier ? Le 26 décembre 1996, le régime s’est livré a un véritable coup d’Etat parlementaire dont les circonstances ahurissantes ont été largement commentées dans la presse. Ce prétendu parlement, où seuls les membres du parti gouvernemental (PCN) avaient été convoqués, a pris trois mesures:
– la promulgation d’une nouvelle loi sur le travail, prévoyant des facilités de licenciements, l’autorisation d’engager de travailleurs intérimaires en cas de grève, une flexibilisation maximum des horaires en fonction des commandes;
– l’adoption de décrets renforçant les droits de la police politique (Agence pour la sécurité nationale) pour surveiller et réprimer les opposants et plus particulièrement les militants syndicaux;
– le renvoi de la reconnaissance légale du pluralisme syndical à l’an 2002.
La cohérence de ces mesures – vivement combattues par un mouvement de grèves et des manifestations sans précédent – saute aux yeux. Au nom de la compétitivité, le pouvoir veut ni plus ni moins « briser le pouvoir syndical » comme a su immédiatement le saluer le Financial Times du 9 janvier 1997. En cette seule journée du 26 décembre, tout a été dit. Derrière son masque de démocratie, la brutalité des faits et des objectifs du néolibéralisme ont été mis à nu aux yeux du monde, pour qui veut les voir.
Indonésie
S’enorgueillant d’un des taux de croissance des plus fulgurants de la planète (6 à 7% de croissance annuelle), modèle abondamment loué par la Banque mondiale, l’Indonésie apparaît comme l’un des apprenti « dragon » les plus prometteurs du Sud-est asiatique, en dépit de la crainte grandissante du chômage, des conflits sur la terre de plus en plus nombreux dans les campagnes et des saccages subis par les peuples « indigènes » résidant sur partie des îles, en particulier à Bornéo.
Parallèlement à la libéralisation économique, le président Suharto avait décrété au début des années 90 ? une « ouverture politique ». Il avait assuré en particulier à la presse qu’il n’y aurait « plus de censure » et certains journaux s’étaient enhardis. L’embellie fut de courte durée: en juin 1994, trois des plus importants hebdomadaires d’Indonésie, Tempo (23 ans d’existence: 200000 ex.), Editor (90000 ex.) et Detik (à l’ascension fulgurante, 450000 ex.) furent interdits.
Deux ans plus tard, et bien que la formation au pouvoir, le Golkar, fut d’ores et déjà sûre d’emporter les prochaines élections grâce à un système électoral sur mesure, c’était au tour de l’un des principaux partis d’opposition, le Parti démocrate d’Indonésie (PDI), d’être frappé. Fille de l’ancien président Sukarno, Madame Megawarthi en avait pris la présidence en décembre 1993. Le 20 juin 1996, au cours d’un congrès très « extraordinaire », elle en avait été écartée au profit de l’ancien président de cette formation, Monsieur Surjadi. Quoique la validité de cette nomination ait semblé des plus douteuses à beaucoup d’observateurs, l’autorité s’était empressée de la ratifier. Les protestations se multiplièrent, brutalement réprimées à Djakarta. Une trentaines d’ONG se regroupèrent alors sous le nom d’Assemblée du peuple indonésien (MARI) pour apporter leur soutien à Madame Megawarti. Elle était « devenue plus que la présidente du PDI: le symbole de la résistance au régime de M. Suharto et de la lutte pour les libertés. Son discours restait modéré, mais un forum libre quotidien s’était organisé au siège du PDI où prenait la parole qui voulait devant une foule nombreuse et enthousiaste.» (Françoise Cayrac-Blanchard in Le Monde diplomatique, décembre 1996).
« Le 27 juillet 1996 au matin, M. Surjadi a fait investir le bâtiment avec l’appui des forces de l’ordre. Selon les résultats de l’enquête menée par la Commission nationale des droits de l’homme, l’affrontement a fait 5 morts, 149 blessés et 23 disparus » (ibidem).
De très violentes émeutes ont alors éclaté à Djakarta. Après un flottement, l’armée a reçu l?ordre de tirer à vue.
Les autorités attribuèrent la responsabilités des ces événements à un « groupuscule étudiant », le PRD, le Parti du peuple démocratique, fondé quelques mois plus tôt. Une dizaines de dirigeants du PRD, plusieurs personnalités liées à des ONG, d’ancien prisonniers politiques, furent arrêtés et interrogés. Parmi les personnes arrêtées, se trouvait le président du SBSI (le Syndicat indonésien pour la prospérité), syndicat ouvrier indépendant et donc illégal, fondé quelques années plus tôt, Muchtar Pakpahan. Quoique sans fondement, cette arrestation ne devait rien au hasard…
Le SBSI a été fondé le 5 avril 1992, à l’occasion d’un colloque international auquel ont participé 106 délégués. « Nous avons agi conformément à notre Constitution qui prévoit la liberté d’association » souligne Muchtar Pakpahan. Mais, le pouvoir n’admettant qu’un seul syndicat officiel, le SBSI est resté néanmoins interdit et réduit à la clandestinité. « Beaucoup de nos militants ont été arrêtés et même torturés. » (Muchtar Pakpahan in Sud-Nord. nouvelles alliances pour la dignité du travail, éditions du CETIM, 1996).
En juin 94, Muchtar Pakpahan avait déjà été une première fois arrêté et condamné à 3 ans, puis, après recours, à 4 ans de prison pour incitation à la violence suite à une manifestation pacifique, mais durement réprimée, tenue à Medan quelques mois auparavant pour réclamer de meilleures conditions de travail. En mai 95, la Cour suprême l’avait cependant libéré suite aux pressions syndicales internationales.
La persécution du SBSI n’en continua pas moins. « Je peux vous dire que toutes les semaines, un membre de mon organisation est arrêté par les militaires ou par la police », témoignait Pakpahan à Pise en octobre 1995 (Ibidem). « De toute façon, nous continuons à lutter pour revendiquer notre liberté d’association conformément à ce que prévoit notre Constitution et conformément aux conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Notre objectif est de constituer un syndicat fort et libre parce que le bien-être ne peut se développer que là où les travailleurs peuvent agir en toute liberté. »
Suite aux événements touchant au PDI, Mochtar Pakpahan fut donc arrêté une seconde fois le 29 juillet 1996 puis mis au secret le 2 août. Il est inculpé de « subversion » et d?« activités politiques illégales » et menacé de la peine de mort, alors que selon la Commission nationale indonésienne des droits de l’homme « le gouvernement et l’appareil sécuritaire se sont excessivement ingérés dans l’affaire du PDI et ont outrepassé leur rôle » et que « ces incidents sont à mettre sur le compte de la politique sécuritaire du gouvernement ».
Sur pression politique, la Cour suprême a de surcroît déclaré applicable la peine de 4 ans à laquelle il avait été auparavant condamné, alors que celle-ci avait été formellement annulée en mai 1995. Selon un juge de cette même Cour, Adi Andojo Soetjipto, il s’agit ni plus ni moins d’une « décision politique » puisque seul le condamné peut faire appel à une décision antérieure.