La Déclaration et le Programme d’action de la Conférence Mondiale des Droits de l’Homme, célébrée à Vienne, précisent que la démocratie, le développement et le respect des droits de l’homme sont des concepts interdépendants et se renforcent mutuellement. La Déclaration et le Programme d’action spécifient également que la démocratie se fonde sur la volonté, librement exprimée, du peuple qui détermine le système politique, économique, social et culturel qui sera le sien et sur sa pleine participation à tous les aspects de la vie (Point 8).
Cependant la pensée et la pratique au sein des Nations Unies et de la majorité des Etats de la communauté internationale, diffèrent substantiellement de ce qui a été déclaré à Vienne. En effet, en diverses opportunités, le Secrétaire Général, Monsieur Boutros Ghali, a évoquer le fait d’associer plus étroitement les entreprises transnationales aux décisions internationales (Davos, 26.01.1995) et de reconnaître la primauté de la société transnationale sur la société interétatique (Université Carlos III de Madrid, 15.04.1994).
En effet, M. Boutros Ghali a exposé, avec clarté, sa pensée dans le discours qu’il a prononcé à Davos le 26 janvier 1995. Après avoir constaté le rôle prépondérant des entreprises transnationales dans le monde actuel, il a déclaré qu'”il fallait les associer plus étroitement aux décisions internationales” et que c'”était donc essentiel d’introduire les corporations internationales dans le processus de démocratisation, corporations qu’il ne faut pas considérer comme prédateurs qui tirent des avantages… sinon comme agents et facteurs de base de l’intégration sociale”. Il a également ajouté qu'”il faut assurer la participation des principaux dirigeants de l’économie privée dans la formulation de nouvelles règles et de nouvelles pratiques dans le domaine de la concurrence.” De même lorsqu’il reçut le Diplôme de Docteur “honoris causa” de l’Université Carlos III à Madrid, le 15 avril 1994, M. Boutros Ghali tint les propos suivants: .”Il faut toujours garder en mémoire le fait que l’ordre international ne doit pas régir désormais une société interétatique, mais une société fondamentalement transnationale. En effet, pendant de nombreuses années, nous avons conçu l’ordre international comme un ordre politique et sédentaire. Actuellement nous devons apprendre à capter et ordonner aussi un monde économique et nomade… c’est pourquoi nous avons à réfléchir sur les règles d’une part, qui peuvent tenir compte non seulement de la volonté des sujets politiques, mais aussi du comportement des agents économiques et d’autre part, qui peuvent surmonter les inévitables contradictions entre la logique du territoire et la logique du capital”.
Sur le plan international, les décisions fondamentales qui pèsent sur la vie et le destin des peuples se prennent à huis clos, avec l’intervention déterminante d’une poignée de grandes puissances, des entreprises transnationales et de leurs organes exécutifs, la Banque mondiale et le FMI. La société civile a été marginalisée et le pouvoir politique, en tant que forme démocratique en vue de résoudre les conflits parmi les intérêts différents et parfois contradictoires, a été remplacé par le pouvoir économique. La libre détermination des peuples, la démocratie, la participation populaire et l’interdépendance des droits proclamés à Vienne sont tombés dans l’oubli; il ont même été substitués par la dictature du grand capital transnational, la pensée unique néolibérale et le darwinisme social.
La Déclaration et le Programme d’action de Vienne ont insisté pour que des ressources suffisantes soient allouées aux activités des droits de l’homme. Malgré cela, la crise financière des Nations Unies persiste, sans justification valable, puisque le budget de l’organisation est infime par rapport aux budgets des Etats et aux gigantesques sommes impliquées dans le trafic d’armes et de la drogue tout comme dans les spéculations financières.
On utilise la crise financière comme une arme politique. En son nom, on supprime les activités, on compresse les budgets, notamment ceux de la FAO et de l’OMS, on déstabilise la CNUCED, on marginalise les ONG, on ne traduit plus des rapports et des documents. De surcroît les priorités sont établies de fait, sur la base de critère politique sélectif, décidé par quelques pays riches qui financent uniquement les programmes dans lesquels ils ont un intérêt particulier. Et comme dans la caisse des Nations Unies il n’y a plus d’argent, on s’adresse à ceux qui en possèdent: la Banque Mondiale.
Nous sommes particulièrement préoccupés par le rôle de plus en plus important attribué à la Banque Mondiale dans le cadre des programmes relatifs aux droits de l’homme. En effet, dans d’innombrables documents, les véritables experts -autres que les scribes de la Banque Mondiale-, décrivent le rôle funeste de cette institution en matière du droit au développement et des droits de l’homme en général. En diverses régions du monde, les peuples protestent contre les politiques des institutions de Bretton Woods.
Pendant le Sommet social de Copenhague, plus de 600 ONG ont mentionné dans une déclaration commune, qui par la suite a été signée par des milliers d’ONG du monde entier, que “les politiques du FMI et de la Banque Mondiale sont parmi les principaux obstacles à un véritable développement économique et social”. Ces ONG se sont aussi prononcées en faveur de la démocratisation de ces deux institutions.
Il existe donc une évaluation négative généralisée du rôle des institutions de Bretton Woods en rapport aux droits de l’homme. Malgré cela, divers organes du système des Nations Unies cherchent leur participation et leur assistance. Ces deux institutions deviennent des interlocuteurs privilégiés en matière de droit au développement, selon ce que l’on peut déduire du rapport du Haut Commissaire aux droits de l’homme (Paragraphe 48 et 51). Cela est comparable à une consultation auprès de Pinochet ou de Mobutu en tant qu’experts des droits de l’homme.
Par ailleurs le rapporteur spécial sur l’indépendance des juges mentionne dans son rapport le dialogue qu’il a établi avec la Banque mondiale, puisque maintenant celle-ci s’occupe également de l’indépendance des juges. La décision du rapporteur spécial ne peut être plus erronée.
En effet, la Banque Mondiale n’a pas le moindre intérêt à contribuer à renforcer l’indépendance des juges. Son programme d’ingérence dans les systèmes judiciaires a pour objectif, comme le précise un document confidentiel de la Banque Mondiale concernant un projet d’assistance à la réforme législative et judiciaire en Russie, que les juges défendent les agents du marché, la propriété privée et la liberté contractuelle contre les intrusions de l’Etat.
Le document de la Banque Mondiale précise également ceci: “développer l’éducation et la formation juridique (pour produire des avocats, des juges et d’autres fonctionnaires judiciaires compétents, nécessaires pour défendre et appliquer les droits des agents du marché) et réformer le système judiciaire (les meilleures lois, si on les applique de manière inapropriée ou inadéquate, ne peuvent pas défendre le secteur privé contre les intrusions de l’Etat, ni contre le pouvoir monopolistique du marché)” (Paragraphe 4). “Si la branche judiciaire agit avec indépendance et de façon efficace, elle constitue la meilleure garantie du droit de propriété et de la liberté contractuelle” (Paragraphe 26).
Pas un seul mot dans les huit pages du document n’est dit sur le rôle de la loi et des juges dans la défense et la garantie des droits humains, individuels ou collectifs. Dans le vocabulaire de la Banque Mondiale, ceci s’appelle assistance technique pour le “bon gouvernement”, ce qui consiste à s’occuper de former une élite de bons administrateurs du patrimoine des riches.
Les organisations non gouvernementales su-mentionnées (l’Association Américaine des Juristes, le Centre Europe-Tiers Monde, la Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples) souhaitent attirer l’attention de la Commission des droits de l’homme et alerter l’opinion publique sur l’abîme qui se creuses de jour en jour entre la Déclaration et le Programme d’action de Vienne et la pratique dominante à l’échelle mondiale.