1. Le travail des enfants remonte vraisemblablement aux origines de l’histoire1. Mais la constitution du système mondial capitaliste, à partir du XVe siècle, puis sa consolidation, aux XVIIIe et XIXe siècles, ont entraîné la mise au travail d’enfants sur une grande échelle, tant au centre (rapport salarial) qu’à la périphérie (différentes formes de travail contraint). Nombreux sont les témoignages sur son recours massif dans l’Angleterre du XIXe siècle. Marx fut sans doute l’un des tout premiers à avoir compris le caractère systémique de ce type de travail dans le capitalisme, mais aussi l’importance du rôle de l’État, dont les interventions préservent l’intérêt général des capitalistes et la reproduction des conditions de l’exploitation en empêchant la destruction des forces productives humaines et une transformation excessive « de sang d’enfants en capital »2. Le monde a certes beaucoup changé depuis cette époque, mais la domination du capital n’a pas cessé et, de nos jours, le travail des enfants reste d’une ampleur telle qu’il est difficile de le réduire à un phénomène marginal du fonctionnement du système mondial capitaliste. Cette forme de travail est réapparu avec virulence dans les pays « en transition » après l’effondrement du bloc soviétique. Il n’a d’ailleurs jamais disparu des pays capitalistes développés du Nord, et perdure encore aujourd’hui, illégalement, dans des proportions non négligeables aux États-Unis (où 5,5 millions d’enfants travailleraient régulièrement)3, et même en Europe (2 millions en Grande-Bretagne, 350 000 en Italie, 200 000 au Portugal). Issus des familles de nouveaux pauvres, et en majorité des minorités ethniques et/ou de l’immigration, ces enfants sont souvent déconnectés des systèmes scolaires et de protection sociale4. Cependant, en masse et en intensité, le travail des enfants concerne surtout les pays du Sud. Ces derniers subissent en effet le plus durement les politiques néo-libérales, par lesquelles les différents mécanismes de transferts du surplus vers le Nord aggravent l’exploitation des travailleurs périphériques, jusqu’à prendre des formes particulières de surexploitation, dont le travail des enfants est la plus révoltante.
Le choc des chiffres du travail des enfants dans le monde
2. L’étude de la réalité de de phénomène est rendue singulièrement complexe par les débats relatifs à ses définitions. Il ne va pas de soi de définir ce qu’est un enfant (jusqu’à quel âge un être humain est-il un enfant ?), ou le travail (le concept varie selon les législations et cultures, son contenu change selon les langues5). Il est aussi difficile d’intégrer et classifier les différentes formes institutionnelles d’organisation du travail des enfants en fonction de leur fonctionnement économique (qui diffère d’un secteur, d’un pays, d’une époque à l’autre). Il n’est pas non plus aisé de se représenter les imbrications du travail des enfants et du travail adulte « normal », ainsi que les moyens par lesquels le surplus tiré du travail des enfants est réinjecté dans le reste de l’économie (légale ou non, formelle ou non, salariée ou non) et ceux par lesquels le surplus venant de l’économie est utilisé dans les secteurs recourant au travail d’enfants. L’analyse des formes de « contrats » de travail renvoie à celles des structures de production et de propriété des moyens de production –notamment de la terre. Ces très sérieux problèmes techniques de définition et de formalisation des faits économiques sont encore obscurcis par le manque de fiabilité des données statistiques dans de nombreux pays du Sud, y compris celles relatives au recensement du nombre exact d’enfants (dû notamment à l’absence de registres des naissances). Aussi les débats portant sur le travail des enfants ne sont-ils pas sans rappeller les arguties théorico-sémantiques qui tentaient, jadis, de différencier juridiquement les formes de travail forcé, traduisant une difficulté à traiter une réalité moralement inacceptable, mais dont la suppression effective se heurte à la logique même de fonctionnement du système capitaliste réellement existant. Cependant, le respect de la diversité des cultures n’est pas incompatible avec l’impératif de placer au sommet de la hiérarchie des priorités du projet social d’une civilisation commune en voie d’édification le bien-être des enfants.
3. Ce sont là quelques-unes des raisons pour lesquelles on ne sait pas précisément combien d’enfants travaillent dans le monde. Nous en savons pourtant suffisamment pour comprendre que le phénomène est massif. Malgré d’importantes divergences, les estimations chiffrées se situent pour la plupart entre 200 et plus de 400 millions d’enfants au travail. Selon le Bureau international du Travail –considéré comme une référence sur le sujet–, 352 millions enfants de 5 à 17 ans (soit un quart de cette classe d’âge) étaient économiquement actifs dans le monde en 2000, effectuant des travaux qualifiés d’« inacceptables », pour reprendre la terminologie officielle6. Sur ce total, 168 millions étaient des filles et 184 millions des garçons. À l’échelle mondiale, un enfant de 5 à 9 ans sur sept (73 millions), un sur quatre de 10 à 14 ans (138 millions), un sur deux de 15 à 17 ans (141 millions), travaillent. Pour ce qui est des plus jeunes (5-14 ans), c’est en Asie que leur nombre est le plus élevé (127 millions), mais en Afrique que la proportion est la plus forte (près d’un sur trois, soit 48 millions). Près de 180 millions d’enfants exerçaient « les pires formes de travail », pour l’essentiel des travaux dangereux. Si l’on ajoute à ces 352 millions, les formes de travail jugées « acceptables » –dont l’abolition n’est pas exigée par les experts internationaux–, les estimations dépassent alors les 400 millions d’enfants de plus de 5 ans au travail.
Les formes extrêmes de travail : des réalités différentes, mais convergentes
4. Les conditions concrètes de vie des enfants travailleurs sont des plus variées, selon les activités exercées, les institutions dans lesquelles ils s’insèrent, les régions… Le secteur de l’agriculture, prédominant dans nombre de pays du Sud, est le plus gros employeur. Une grande incertitude plane sur les travaux domestiques, effectués dans le cadre familial, comme sur le sort des enfants des rues. Selon l’UNICEF, ces derniers seraient quelque 120 millions dans le monde : 45 000 à Karachi, 180 000 à Bangkok, 550 000 à Manille… Les chiffres vont croissant dans les pays « en transition » du socialisme au capitalisme –les estimations officielles faisant état de 800 000 enfants des rues en Russie, mais de 2 millions selon les organisations non gouvernementales. Les pays capitalistes les plus riches sont aussi affectés. À Chicago, les enfants sans abris seraient près de 5 000 –soit presque autant qu’à Guatemala City ou à Bucarest.
5. Les cas, innombrables, de formes extrêmes de travail des enfants révèlent elles aussi des situations différentes, mais ressemblant toutes à l’enfer sur terre : enfants travaillant dans les plantations de cacaoyers de Côte d’Ivoire, ou à pulvériser des produits chimiques agricoles au Cameroun, ou comme forgerons au Nigeria, dans les mines du Burkina Faso, à la récupération de déchets sur des décharges en Égypte, à fabriquer tapis et ballons de football au Pakistan, ou des chaussures en Indonésie, à conduire des vélos-taxis en Inde, ou dans les industries du sexe en Thaïlande et au Népal, ou comme plongeurs en apnée pour rabattre les poissons aux Philippines, porteurs de charges dans les boyaux de mines de charbon en Colombie, coupeurs de cannes à sucre en République dominicaine, domestiques ou cuisiniers de chercheurs d’or au Pérou, à fabriquer allumettes et feux d’artifice au Salvador, ou des robes de mariées pour l’exportation au Honduras… L’urgence d’interdire ce type de travaux se fait particulièrement ressentir, comme dans les cas où des enfants sont utilisés pour la prostitution et la production de matériel pornographique, les trafics d’organes, le trafic de drogues, l’esclavage moderne (pour dette notamment) et les conflits armés.
6. Le travail des enfants est d’abord et surtout une conséquence de la pauvreté. D’après la Banque mondiale, plus de 1,3 milliard de personnes, soit le quart de la population mondiale, vit avec au plus l’équivalent d’un dollar états-unien par jour, et près de 3 milliards, soit environ la moitié de la population de la planète, n’ont pour survivre que 3 dollars par jour. De très nombreux observateurs s’accordent aujourd’hui à reconnaître que l’origine de l’aggravation de la misère de masse dans les pays du Sud est à rechercher dans les dévastations sociales et les drames humains causés par la poursuite du néo-libéralisme, imposé à ces pays de la manière la plus anti-démocratique qui soit, par-delà même l’échec général de ces politiques. Le recul de l’État et la dérégulation des marchés –c’est-à-dire leur re-régulation par les seules forces du capital mondialement dominant–, entraînant le démantèlement des dispositifs de protection sociale des travailleurs et la marchandisation de toute la sphère sociale –y compris celle des êtres humains–, favorisent en effet l’essor de ces formes extrêmes de mise au travail forcé et de surexploitation des enfants. De telles situations inhumaines ne disparaîtront effectivement qu’avec la mise en déroute du projet néo-libéral, grâce à la convergence des résistances, mobilisations et luttes des peuples du Sud et du Nord pour la défense de leurs droits et la construction d’une civilisation universelle, respectueuse des différences culturelles.
Recommandations
7. Dans ce contexte, nous sommes conduits à recommander une interdiction totale de toutes les formes de travail des enfants –à l’exception des activités assimilables à de l’éducation, que cette dernière soit institutionnelle (combinaison réfléchie et dosée des études et du travail manuel ou de la formation professionnelle, encadrée par des enseignants compétents) ou familiale (de type apprentissage inter-générationnel, à condition qu’il ne s’agisse pas de travail domestique déguisé). Il est vain d’espérer la disparition du travail des enfants sans changements structurels ni modification des valeurs de profit qui sont inhérentes au système mondial capitaliste. Le seul moyen de faire reculer, et disparaître, le travail des enfants est de mettre en œuvre de profondes réformes sociales, comprenant l’universalisation de l’éducation (l’école publique, obligatoire et sans discriminations) et de la santé publique, mais aussi un système d’approvisionnement alimentaire à prix réduits dans des magasins subventionnés et gérés par l’État, la construction de logements sociaux et d’infrastructures (eau, assainissement, électricité, transports, télécommunications…), la création d’emplois (en priorité dans les secteurs sociaux), une redistribution des richesses au bénéfice des pauvres… Concrétisation de droits inaliénables des peuples, ces réformes pourront exiger, si nécessaire, des réformes agraires et nationalisations de ressources naturelles et de moyens de production considérés comme stratégiques. L’objectif est l’essor de la participation démocratique des peuples aux processus de décision et à la maîtrise de leur devenir collectif, dans le respect du droit au développement.
8. Dans le cas où ces réformes ne seraient pas engagées par l’État, une solution serait le versement d’un revenu universel aux parents de ces enfants au travail ou à leurs tuteurs légaux –s’il est établi qu’ils agissent dans leurs intérêts– ce, afin de désinciter la mise au travail des enfants. Si une telle mesure n’était pas appliquée, une assistance sociale de type Bourse famille, destinée à scolariser les enfants, devrait être garantie. Au cas où l’État s’y refuserait, le financement pourrait être pris en charge par les organisations internationales, qui verseraient les fonds nécessaires au budget du pays. En contrepartie, un contrôle de l’allocation de ces revenus aux familles serait effectué par missions d’observateurs indépendants. Ce dispositif impliquerait le renforcement des institutions à vocation sociale de l’ONU, telles l’UNICEF, l’UNESCO, la FAO, l’OMS… –au détriment du FMI et de la Banque mondiale, si l’on raisonne à budgets constants. Ce serait là l’ébauche d’une redistribution des richesses à l’échelle mondiale, par laquelle les pays riches contribueraient le plus au financement des politiques sociales. Les moyens de coercition autorisés par la communauté internationale contre les pays ne respectant pas leur engagement d’interdiction du travail des enfants devraient être précisés. Les sanctions dirigées contre les responsables et exécutants des réseaux du crime organisé de trafics d’enfants –comme aussi contre les clients de ces trafiquants–, devront être durcies. Toute la publicité devrait être faite sur les droits des enfants et des familles.
9. Le seul type tolérable de travail des enfants, qu’il conviendrait de développer de façon pensée et organisée, dans leurs intérêts et ceux de la société, est celui effectué dans le cadre d’institutions scolaires officiellement reconnues par l’État, et combiné à l’éducation formelle. Il en va de même des formes de travail léger et sans danger effectuées dans le cadre familial, assimilables à de l’éducation, s’il est avéré que ces activités ne nuisent pas aux enfants et contribuent à leur épanouissement.
10. Il est urgent de faire respecter fermement l’interdiction du travail des enfants –jusqu’à un âge limite qui est à déterminer internationalement et qui pourrait être 16 ou 17 ans– et, simultanément, de rendre effective l’éducation obligatoire, tout en mettant en place un système de redistribution des richesses à l’échelle planétaire.