Situation des droits de l’homme en Turquie (1997)

11/11/1997

[Dans le cadre de sa séance du 21 mai 2012, le Comité de l’ECOSOC sur les ONG a pris acte du fait que la période de suspension de deux ans du statut consultatif du CETIM prendrait fin en juillet 2012. Lors de cette même séance, la Turquie (qui avait sollicité que cette sanction soit prononcée contre le CETIM) a déclaré qu’elle ne s’opposerait pas à la restitution au CETIM de son statut, tout en relevant le fait que le site internet du CETIM continuait à inclure les déclarations ou interventions litigieuses, qui selon la Turquie « violent la terminologie de l’ONU ». La Turquie a donc exigé que le CETIM prenne immédiatement les mesures nécessaires pour adapter le contenu de son site internet à la terminologie des Nations Unies. La Turquie a enfin annoncé qu’elle allait « suivre attentivement les activités du CETIM » et qu’elle se réservait le droit de solliciter à nouveau le retrait ou la suspension de son statut en cas de « nouvelles violations de la résolution 1996/31 ».

Au vu de ce qui précède, le CETIM tient à apporter expressément la précision suivante :
Dans toutes les déclarations ou interventions émanant ou souscrites par le CETIM portant sur les violations des droits humains dans ce pays, les termes :
1) « Kurdistan » ou « Kurdistan turc » (entité juridique reconnue en Irak et en Iran mais pas en Turquie) devront se lire « provinces kurdes de Turquie » ou « provinces du sud-est de la Turquie » et « Diyarbakir » devra se lire « chef-lieu » de ces provinces ;
2) « Guérilla kurde/Guérilleros » ou « Combattants kurdes » devront se lire « Forces armées non étatiques » ou « Groupes armés illégaux » (termes utilisés dans les documents et instruments internationaux).

Pour de plus amples informations, prière de se référer au dossier de défense du CETIM concernant la plainte de la Turquie à son encontre auprès du Comité des ONG de l’ONU en mai 2010.]

Monsieur le Président,
Depuis de nombreuses années, le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) attire l’attention des instances onusiennes en matière des droits de l’homme, et en particulier votre Commission, sur la situation alarmante des droits de l’homme en Turquie.

Liberté d’opinion et d’expression

En Turquie, des intellectuels, des chercheurs, des écrivains, des journalistes, des parlementaires, des syndicalistes, des défenseurs des droits de l’homme, pour ne citer qu’eux, continuent d’être emprisonnés pour leur opinion. Bien que le gouvernement ait modifié le fameux article 8 de la loi anti-terroriste, les tribunaux continuent à infliger de lourdes peines pour museler toute personne ayant exprimé oralement ou par écrit son opinion. La modification de l’article 8 se porta d’une part sur la durée des peines, les tribunaux demandant actuellement 1 à 3 ans de prison au lieu de 3 à 5 ans comme c’était le cas auparavant, et d’autre part, sur l’ajournement éventuel des peines qui dorénavant est laissé à l’appréciation des juges.

En 1996, 107 associations et journaux ont été fermés, 183 différents numéros de divers magazines ont été saisis, 379 reporters et journalistes ont été arrêtés et condamnés à un total de 166 ans de prison et à 10 milliards de Livres turques d’amende. A titre d’exemple, M. Ismail Besikçi, célèbre sociologue turc, spécialiste de la question kurde, est depuis plus de 20 ans la cible numéro un du terrorisme de l’Etat turc. Après les deux coups d’Etat militaires, en 1971 et 1980, il a été arrêté pour avoir défendu, dans ses livres et autres publications, les droits fondamentaux du peuple kurde; il est resté en prison pendant des années. Actuellement incarcéré, il est condamné à plus de 200 ans de prison. Pour lui et tant d’autres, la modification de l’article 8 ne signifie rien. Les tribunaux turcs ont entamé plusieurs procès pour chacun de ses livres; à noter qu’il en a écrit plus de 30 à ce jour, sans tenir compte des articles publiés; tous ont été saisis. Face à cette absurdité, la Coordination de soutien au peuple kurde à Genève (COSPEK) a lancé en mai 1996 une pétition pour sa libération. Le 10 décembre 1996, journée internationale des droits de l’homme, la COSPEK a voulu remettre à l’Ambassadeur Tugay Uluçevik de la Mission permanente de Turquie auprès des Nations Unies les quelques 1’500 signatures récoltées. A la demande de ce dernier, la délégation a été accueillie par une Brigade d’intervention de la police genevoise lui refusant l’accès à la Mission. Face à cette attitude, la délégation a transmis les signatures au Secrétariat du Haut Commissaire des droits de l’homme en vue d’en assurer notamment le suivi auprès du Rapporteur sur la liberté d’opinion et d’expression.

Le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) appuie notamment deux demandes de M. Abid Hussain exprimées dans son rapport de mission (E/CN.4/1997/31/Add.1) à savoir d’une part d’inviter le Gouvernement turc à “faire traduire son rapport et en assurer une large diffusion” et d’autre part d’encourager les autorités turques “à mener dans la plus grande transparence possible son action visant à protéger les droits à la liberté d’opinion et d’expression”.

Prisons

Quant aux conditions de détention dans les prisons turques, l’arbitraire y règne depuis des années et un certain nombre de droits fondamentaux (accès aux soins, alimentation correcte, visites, droit à la défense, pour ne citer que ceux-ci) ne sont pas respectés. La torture et les mauvais traitements sont monnaie courante.

Au cours de l’année 1996, 179 personnes ont été victimes d’exécutions sommaires ou ont été tuées en détention; parmi celles-ci 21 prisonniers ont été battus à mort (cf. Rapport de l’Association des droits de l’homme de Turquie (IHD) de janvier à novembre 1996). A titre d’exemple, 16 détenus ont été tués suite à l’intervention des forces de l’ordre aux côtés des gardiens dans les prisons d’Ümraniye (Istanbul) et de Diyarbakir type E, respectivement le 4 janvier 1996 et le 24 septembre 1996. Concernant la tuerie dans la prison d’Ümraniye causant la mort de 4 détenus, aucune enquête sérieuse n’a été menée contre les responsables, et de surcroît les plaintes y relatives ont été rejetées. Quant à la tuerie de la prison de Diyarbakir, une enquête a été menée les 24 et 25 octobre 1996 par une Commission parlementaire établissant clairement la responsabilité des forces de l’ordre (65 soldats et policiers), alors que les autorités turques avaient déclaré qu’il s’agissait d’une émeute ayant provoqué la mort de 12 prisonniers politiques kurdes. Il est fort probable que les 65 soldats et policiers identifiés par la Commission parlementaire restent impunis, comme il est d’usage en Turquie. L’ironie du sort est qu’ un procès a été entamé le 23 janvier 1997 à la première instance du Tribunal pénal no 4 de Diyarbakir contre 24 prisonniers rescapés de cette tuerie du 24 septembre 1996 pour avoir causé des dégâts à l’infrastructure de la prison lors de l’intervention des forces de l’ordre.

Le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) tient à souligner derechef que de nombreuses grèves de la faim sont suivies dans de nombreuses prisons turques afin de protester contre les mauvaises conditions de détention. En juillet 1996, dans deux prisons d’Istanbul, 12 détenus sont morts lors d’une grève de la faim prolongée alors que 4 autres ont trouvé la mort par la suite par manque de traitements médicaux adéquats.

Torture

La torture, les mauvais traitements et les décès, autant en garde à vue qu’en prison, ont été à maintes reprises dénoncés. Toutes les organisations et institutions, tant nationales qu’internationales, sont unanimes sur la pratique systématique de la torture exercée par les forces de l’ordre en Turquie. A titre d’exemple, le Comité Européen pour la Prévention de la Torture (CPT) déclare le 6 décembre 1996 dans sa deuxième déclaration publique concernant la Turquie que ” (…) les informations dont dispose le CPT démontrent que le recours à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements graves continuent d’être chose fréquente dans des établissements de police en Turquie. Essayer -comme d’aucuns ont tendance à faire- de présenter la question comme un problème d’actes isolés pouvant être commis dans n’importe quel pays, serait se mettre en contradiction flagrante avec les faits…” (cf. Déclaration publique du CPT, Strasbourg).

Le plus surprenant est que les plus hautes autorités de Turquie semble reconnaître cette pratique. Mme Tansu Ciller, Vice-Premier Ministre et Ministre des affaires étrangères de Turquie, déclara récemment: “… Oui la torture existe chez nous, comme cela est évoqué souvent, en particulier par l’Amnesty International. La torture est pratiquée pendant la garde à vue, en raison de sa longue durée et du non accès des avocats aux détenus dans le cadre des délits entrant dans les compétences des Tribunaux de sûreté de l’Etat (DGM). Nous avons remédié à cette situation et le Parlement a adopté début 1997 une loi réduisant la durée de garde à vue (…) Quant au phénomène de disparitions, nous avons créé un bureau de recherche sur des personnes portées disparues dans le cadre du Ministère de l’intérieur. Ce bureau traitera les demandes de l’IHD (Association des droits de l’homme de Turquie) et les Mères de samedi (familles de disparus). (…) Quant aux formations de policiers, nous allons porter à deux ans leur durée de formation, au lieu de huit mois actuellement, en la transformant en enseignement supérieur technique.” (cf. Déclaration de Mme Tansu Ciller, Vice-Premier Ministre et Ministre des affaires étrangères de Turquie, citée par Özgür Politika du 24 mars 1997)

Les cause principales du fléau de la pratique de la torture sont: i) l’impunité dont jouissent les tortionnaires; ii) la détention incommunicado des personnes en garde à vue; iii) la difficulté de faire attester médicalement les séquelles de la torture, car les médecins légistes procèdent, ou sont forcés de procéder, aux examens médicaux en présence de soldats ou policiers des unités responsables des interrogatoires initiaux où il a été fait recours à la torture. Notons que les certificats médicaux décernés par des médecins privés ne sont pas reconnus par les Tribunaux turcs. Il faut ajouter que l’application de l’état d’exception, qui est en vigueur sans interruption depuis 19 ans dans 10 provinces Kurdes, avec des gouverneurs dotés de pouvoirs exceptionnels, est en soit une violation flagrante des droits de l’homme 1/.

A signaler que le gouvernement turc a adopté le 12 mars 1997 une loi modifiant la durée de garde à vue. Cependant cette dernière reste excessivement supérieure aux normes stipulées dans les conventions internationales. Elle est inacceptable. Selon la récente modification de la loi, la durée de garde à vue est fixée à 7 jours pour les délits entrant dans la compétence des DGM et à 10 jours pour des délits commis dans les régions soumises à l’état d’exception (Kurdistan turc).

Un exemple parmi tant d’autres; 16 lycéens qui avaient été torturés en décembre 1995 à Manisa ont été condamnés le 17 janvier 1997 à des peines extrêmement lourdes pour appartenance à des organisations illégales: Ali Göktas, Faruk Deniz, Levent Kiliç, Emrah Sait Erda et Askin Yegin ont été condamné à 12 ans et 6 mois de prison; Jale Kurt a été condamnée à 3 ans et 9 mois de prison; Ayse Mine Balkanli (17 ans), Münire Apaydin (17 ans), Sema Tasar (17 ans) et Özgür Zeybek (17 ans) ont été condamnés à 2 ans et 6 mois de prison; le dossier de Mahir Göktas (15 ans) a été séparé et les lycéens suivants ont été acquittés: HüseyinKorkut, Erdogan Kiliç (17 ans), Borna Senol, Abdullah Yücel Karakas et Fulya Apaydin (17 ans). Le procès entamé contre les policiers, accusés d’avoir torturé les 16 lycéens, n’ayant pas encore abouti, ce jugement donc est illégal. Ce seul exemple montre clairement que les tribunaux turcs ne tiennent aucunement compte du fait que les prévenus soient torturés ou que les “aveux” soient obtenus sous la torture. Par conséquent les auteurs des violations des droits de l’homme jouissent d’une total l’impunité.

Disparitions

Le phénomène des disparitions forcées ou involontaires prend une ampleur inquiétante en Turquie, et ce surtout depuis 1991. Bien qu’un certain nombre de disparus se transforment en “cadavre”, c’est-à-dire “assassinés par des personnes non identifiées”, d’autres disparaissent à jamais. Selon les données de l’Association des droits de l’homme de Turquie (IHD) et de la Fondation des droits de l’homme de Turquie (TIHV), le nombre de disparus recensés par année s’élèvent respectivement à 3 en 1991, 8 en 1992, 27 en 1993, 56 en 1994, 43 en 1995 et 194 en 1996 (le nombre de personnes portées disparues pour la période de 1980 à 1996 s’élèvent à 420). La majorité des cas sont survenus au Kurdistan turc (région soumise à l’état d’exception depuis 19 ans). Les victimes sont des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes, des avocats, des activistes kurdes, des dirigeants d’organisations ainsi que de simple citoyens, notamment des paysans. Les auteurs désignés sont des forces de l’ordre officielles (l’armée ou la police) ou des forces paramilitaires, selon des témoignages concordant.

Depuis deux ans des familles de disparus ont lancé une action de protestation silencieuse chaque samedi devant le lycée de Galatasaray à Beyoglu (Istanbul). Les autorités turques ne prennent aucune mesure juridique, législative ou administrative face à ce phénomène odieux; au contraire elles se moquent de leurs propres citoyens. En effet, depuis quelques semaines la police d’Istanbul, dotée d’un bus flambant neuf étant destiné prétendument à la “recherche des disparus” dans toute la Turquie, se rend systématiquement sur le lieu de rassemblement des familles de disparus; elle leur demande de leur fournir des informations sur les personnes portées disparues. Ce sont les mêmes milieux responsables des disparitions à qui on confie la recherche sur les personnes portées disparues!

Conclusion

Le principal problème concernant la persistance de graves violations des droits de l’homme réside dans le fait que les auteurs de ces violations ne sont presque jamais inquiétés et que les autorités turques n’ont pas la réelle volonté politique de prendre des mesures législatives, juridiques et administratives. A titre d’exemple, la Turquie n’a toujours pas signé ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ni le Pacte international relatif aux droits économique, sociaux et culturels. L’état d’exception qui règne dans une partie du pays (Kurdistan turc) depuis 19 ans est lui-même une source alimentant les violations des droits de l’homme.

En effet, les gouvernements turcs successifs, tout en reconnaissant la gravité des violations des droits de l’homme, font depuis des années des promesses visant à remédier à cette situation. Cependant leurs promesses sont restées jusqu’à ce jour des voeux pieux. Quelques exemples chronologiquement: i) après les élections législatives d’octobre 1991, le gouvernement a instauré un Ministère des droits de l’homme qui devait être pionnier dans ce domaine. Inefficace, car son mandat n’a jamais été clairement défini, il a été supprimé avec les élections législatives de décembre 1995; ii) Mme Tansu Ciller, en tant que Premier Ministre, envoya un circulaire en janvier 1995, au Ministre de l’Intérieur pour la suppression des matériels de la torture dans toutes les postes de police. Mais l’année suivante la Fondation des Droits de l’Homme de Turquie (HRFT) a dû accueillir dans ses centres de réhabilitation 588 victimes de la torture; iii) le gouvernement actuel annonça en juillet 1996 que toutes les dispositions seraient prises pour lever l’état d’urgence et que toutes les entraves aux droits des individus et au droit d’ester en justice seraient abolies; iv) le 5 décembre 1996, Mme Ciller, alors Vice-Premier Ministre et Ministre des affaires étrangères, déclara à son tour à la presse que la Turquie ne s’opposerait pas à la publication des rapports du CPT. Quatre mois après, silence radio. Par ailleurs, les recommandations du Comité contre la torture de l’ONU (CAT) de novembre 1993 n’ont jamais été suivies d’effets, tout comme celles du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT).

Une chose est claire; les dirigeants turcs utilisent un double langage et ne veulent prendre aucune mesure juridique, législative ou administrative afin d’éradiquer les violations des droits de l’homme qui persistent dans leur pays. D’ailleurs, un accident routier survenu en novembre 1996 a démontré d’une manière irréfutable le lien entre la police, la mafia et les plus hauts dirigeants du pays (cf. Le Monde Diplomatique du mois de mars 1997). Dans ces conditions, il est claire qu’on ne peut pas accorder des crédits aux affirmations des dirigeants turcs. Quant aux partenaires de ce pays, en particuliers les gouvernement des pays occidentaux ne semblent pas être gênés par cette situation, et ce malgré aux certaines voix qui s’élèvent au sein des institutions de ces mêmes pays dénonçant la situation inacceptable en Turquie (cf. notamment aux résolutions adoptées par le Parlement européen et arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme).

On ne peut en tirer que la conclusion suivante; les gouvernements des pays occidentaux se rendent complice des violations des droits de l’homme en Turquie, au même titre que les autorités turques, en suivant la politique de l’autruche.

A titre de conclusion, le CETIM demande à la Commission des droits de l’homme de prendre ses responsabilités en adoptant une résolution afin que le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, le Rapporteur spécial sur la torture ainsi que le Rapporteur spécial chargé de la question de l’indépendance des juges et des avocats, puissent mener une enquête en Turquie au cours de cette année, comme ils le demandent, pour certains depuis plusieurs années.

1/ Instauré le 26 décembre 1978 dans 13 provinces, la loi martiale a été décrétée sur l’ensemble du territoire le 12 septembre 1980. Au 1er janvier 1985, elle était en vigueur dans 34 provinces. Le 19 juillets 1987, elle a été levée dans tout le pays. De 1985 à 1987, elle a été remplacée dans certaines provinces par l’état d’exception qui est actuellement en vigueur dans 10 provinces du sud-est de l’Anatolie. (cf. E/CN.4/Sub.2/1996/19, rapport du Rapporteur spécial sur l’Administration de la justice et les droits de l’homme des détenus: droits de l’homme et états d’exception)

Catégories Cas Déclarations Droits économiques, sociaux et culturels DROITS HUMAINS
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