Sociétés transnationales et droits humains (2005)

11/11/2005

I. Le mandat du groupe de travail sur les societes transnationales

La résolution 2005/69 de la Commision des droits de l’homme (CDH) ignore complètement le travail mené depuis plusieurs années par les experts de la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme (SCDH), dont le Projet de normes adopté en 2003. Bien que l’AAJ et le CETIM soient critiques vis-à-vis de ce projet, car il comporte des failles, il n’empêche qu’actuellement nous ne disposons d’aucun autre instrument de référence au niveau international pour contrôler les activités des sociétés transnationales, nuisibles aux droits humains.
La Resolution 2005/69 propose la nomination d’un représentant spécial, dont le mandat est inspiré du Global Compact, nous en traiterons plus loin.

La grande majorité des Etats membres de la CDH a cédé aux pressions des entreprises transnationales, clairement formulées dans un document1 signé par la Chambre internationale de commerce (ICC en anglais) et par l’Organisation internationale des employeurs (OIE). Dans ce document, il est « suggéré » que la CDH ignore le projet de normes adopté par la Sous-Commission. Les entreprises refusent littéralement l’idée qu’il fusse possible de faire exister un instrument contraignant pour le contrôle de leurs activités2.

Pour que personne ne pense que le projet de la Sous-Commission puisse s’afficher en tant que norme internationale en vigueur, la CDH a bien pris soin de préciser dans le dernier paragraphe de sa résolution 2004/116 que : « … en tant qu’avant-projet, [le projet de normes de la SDCH] n’a aucune valeur juridique, et que la Sous-Commission ne devrait pas assumer de fonction de surveillance en la matière ».

Cela n’empêche pas que le groupe de travail de la Sous-Commission étudie ou fasse des propositions sur la manière de faire appliquer aux sociétés transnationales les normes en vigueur du droit international relatives aux droits humains, au droit du travail et aux droits de l’environnement, qui sont aussi obligatoires pour les sociétés transnationales. De plus, le groupe de travail sur les sociétés transnationales de la Sous-Commission a un mandat à remplir, qui se décline en plusieurs points. L’un d’entre eux est d’examiner, de recevoir et de rassembler des informations sur les effets des méthodes de travail et les activités des sociétés transnationales sur la jouissances de tous les droits humains.

II. Le rôle des sociétés transnationales dans les Nations Unies

Depuis des années maintenant les portes des Nations Unies se sont ouvertes aux sociétés transnationales, présentées sous le nom « d’acteurs sociaux », suivant une tendance mondiale généralisée qui consiste à céder le pouvoir de décision aux grands conglomérats économiques et financiers au détriment des Etats, des gouvernements et de la société civile en général.

L’idée d’incorporer les « acteurs sociaux » sous la coupole de l’ONU fut adoptée officiellement par le Secrétariat général avec le lancement du Global Compact, le 25 juillet 2000, au siège des Nations Unies à New-York, avec la participation de 44 grandes entreprises transnationales et d’autres « représentants de la société civile ». L’objectif déclaré du Global Compact est que les entreprises acceptent volontairement de respecter dix principes en matière de droits humains, de droit du travail, d’environnement et contre la corruption.

Les sociétés liées au Global Compact sont, entre autres, British Petroleum, Nike, Shell, Nestlé, Rio Tinto et Norvatis. De nombreuses études relatent les « curriculums » assez fournis en matière de violation des droits humains et de travail ou encore en matière d’environnement de certaines de ces compagnies. La Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui le Groupe Suez) y participe aussi. Or ses activités en matière de corruption des fonctionnaires publics afin d’obtenir le monopole sur l’eau potable sont assez connues, surtout en Argentine ou en France, et plus récemment au Chili3.
Cette alliance entre l’ONU et les grandes sociétés transnationales crée une dangereuse confusion entre une institution politique publique internationale comme l’ONU qui, d’après la Charte, représente « les peuples des Nations Unies… » et un groupe d’entités qui incarnent les intérêts privés d’une élite économique internationale. Une telle alliance va donc exactement dans le sens contraire d’un nécessaire processus de démocratisation des Nations Unies.

Le Global Compact fut annoncé en 1998 par le Secrétaire général de l’ONU dans un rapport destiné à l’Assemblée générale intitulé « L’esprit d’entreprise et la privatisation au service de la croissance économique et du développement durable » (A/52/428).

Le Secrétaire général écrivait dans ce rapport que «dérégulation» représente la marche à suivre pour toute réforme de l’Etat (para. 50), et se fait l’avocat des ventes d’entreprises publiques, en cédant «la propriété et la gestion à des investisseurs dotés de l’expérience et du savoir-faire nécessaire pour améliorer le rendement, même s’il faut parfois vendre les avoirs à des acquéreurs étrangers» (para.29).

Georg Kell, le directeur exécutif du Global Compact, écrivait en 2004 dans le prologue à un document intitulé : « L’ONG du XXIe siècle, dans le marché pour le changement » publié par l’organisation SustainAbility : « De plus, il est nécessaire, étant donné la suprématie de la demande sur les marchés, que les agents sociaux se mettent à l’ordre du jour en ce qui concerne les fondements du marché actuel afin de pouvoir atteindre leurs objectifs. Le Global Compact constitue une expérience ambitieuse de collaboration entre plusieurs groupes d’intérêts visant à faire incorporer les principes universels sur les droits humains, de travail et sur l’environnement dans les marchés globaux »4 (souligné par nous). Manifestement, le marché et non l’être humain est au centre des préoccupations du Global Compact. De plus le Secrétaire général encourage cette croisade néolibérale en promouvant la formation de succursales du Global Compact, constituées d’entrepreneurs et de gouvernements, dans différents pays.

Cette politique succède à la suppression en 1993 de certains organes des Nations Unies qui ont essayé d’établir un contrôle social sur les activités des entreprises transnationales. Il s’agit essentiellement de la Commission sur les Sociétés transnationales, créée par le Conseil économique et social en décembre 1974 par la résolution 1913 (LVII). Elle était composée de 48 Etats membres et avait pour tâches prioritaires, entre autres, d’enquêter sur les activités des sociétés transnationales et d’élaborer un Code de conduite applicable aux sociétés transnationales5. Mais ce dernier ne vit jamais le jour.

Ce virage vers des positions néolibérales se manifeste de diverses manières et de façon plus ou moins accentuée dans les différentes instances spécialisées du système des Nations Unies (Organisation mondiale de la santé – OMS, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture – FAO, CNUCED, Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture – UNESCO, Organisation internationale du travail – OIT etc.). Il est motivé, entre autres, par la pénurie budgétaire : parfois cet aggiornamento permet à ces organisations d’obtenir des fonds de quelques Etats ou de sources privées, si ce n’est pour leur budget général, au moins pour des programmes déterminés qui intéressent les donateurs.

En octobre 2002, l’UNESCO et la société Suez (qui a fusionné avec la Lyonnaise des Eaux) ont signé un accord de coopération afin d’améliorer l’accès à l’eau potable pour tout le monde. La mission du géant transnational revient plutôt à privatiser la distribution de l’eau en obtenant des concessions d’exploitation des ressources hydriques dans le monde entier. Selon certaines sources, cette transnationale aurait utilisé la corruption de fonctionnaires publics pour arriver à ces fins, mais cela reste difficile à prouver. Contre quelques centaines de milliers d’euros, elle a acquis le droit d’intervenir dans le programme hydrologique international de l’UNESCO. Ce programme comporte des études scientifiques et éducatives pour améliorer la gestion des ressources hydriques dans tous les pays du monde.

Un cas paradoxal : le 20 novembre 2002, date du treizième anniversaire de la Convention internationale des droits des enfants, a été célébré le « McDonald’s World Children Day » suite à un accord passé en juillet 2002 avec le soutien de Kofi Annan, par Carol Bellamy, directrice exécutive du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) avec la transnationale McDonald.

Les protestations de diverses organisations, de spécialistes de la santé infantile et de nutritionnistes mirent en avant le fait que l’UNICEF ne pouvait pas s’associer avec le symbole par excellence de la mauvaise alimentation infantile. Cependant ces oppositions ne parvinrent pas à convaincre Mme Bellamy d’annuler l’accord avec la transnationale. C’est ainsi que l’UNICEF vendit son image à McDonald pour une poignée de dollars. Un fait de plus à prendre en compte : la directrice de l’UNICEF, Carol Bellamy, est citoyenne étatsunienne, un des deux pays du monde (l’autre est la Somalie) qui n’a pas ratifié la Convention sur les droits des enfants6.

Les organes spécialisés espèrent aussi (espoir généralement déçu) obtenir des fonds de la part de la Banque mondiale, ce qui les pousse à réaliser des activités conjointes avec cette institution financière internationale.

Actuellement, on peut affirmer sans craindre de se tromper que l’influence des sociétés transnationales sur les décisions des organismes composant les Nations Unies contamine l’ensemble du système. Ainsi on peut voir par exemple des représentants de la Banque mondiale discuter des thèmes liés à l’éducation dans des réunions convoquées par l’UNESCO.

Des réunions sur les questions les plus diverses, dont le thème central est la participation du secteur privé, sont organisées et les entreprises y sont des invités d’honneur. Ce fut le cas pour le séminaire sur les peuples indigènes et les entreprises privées (Genève, du 5 au 7 décembre 2001) ou pour le débat général au sein du Comité des droits de l’enfant sur la participation du secteur privé dans la réalisation des droits de l’enfant (Genève, 20 septembre 2002), etc.

L’Organisation mondiale de la santé devrait jouer un rôle indépendant et décisif face aux épidémies qui frappent la planète. Son ancienne directrice, Gro Harlem Bruntland, déclara à Davos, le 29 janvier 2001 : « Nous devons protéger le droit des brevets… L’industrie a fourni un effort admirable pour remplir ses obligations avec ses dons de médicaments et ses réductions de prix. » Son ancien directeur de cabinet explique cette profession de foi par la nécessité d’obtenir un financement privé, étant donné que les Etats contribuent peu, et de faire bonne figure devant les Etats-Unis qui tiennent les « cordons de la bourse » mondiale7. Tous les autres organismes du système des Nations Unies se retrouvent dans la même situation : recherche de fonds privés et tendance à ne se consacrer qu’à des programmes qui intéressent les entreprises et les Etats-Unis.

Un autre fait inquiétant : le budget du Bureau du Haut Commissariat pour les droits de l’homme est dans ses deux tiers financé par des contributions volontaires des gouvernements, ONG, fondations et autres donateurs privés, ce qui le rend inévitablement vulnérable aux pressions. Il est loin le temps où le Centre des droits de l’homme des Nations Unies refusait une donation d’ordinateurs d’un gouvernement parce que s’il avait accepté, cela aurait pu compromettre son indépendance et cela aurait été contraire aux normes des Nations Unies.

Les « sommets » mondiaux tombent de plus en plus sous l’influence des grandes sociétés transnationales, comme le Sommet de Johannesburg pour un développement durable qui se tint d’août à septembre 2002. L’ordre du jour fut « séquestré » par les grandes entreprises comme le précise un article paru dans The Guardian de Londres daté du 9 août 2002 et reprenant l’opinion de l’ONG Christian Aid : « Les sociétés transnationales ont séquestré l’ordre du jour du Sommet…, alors que les mesures destinées à bénéficier aux pauvres ont été négligées. »8

Le Sommet mondial pour l’information est aussi soumis à une telle tendance. Ce dernier se déroule en deux étapes : la première eut lieu à Genève en 2003 et la seconde se tiendra en Tunisie en 2005. Le secteur privé corporatif fut doublement représenté lors du comité préparatif d’août 2002, car, en plus de compter les représentants directs des entreprises (dont Sony, Alcatel, Deutsche Telecom, Japan Telecom, Swisscom) et d’associations d’entreprises à caractère international comme le Forum économique mondial (qui réunit les 1000 corporations les plus grandes du monde), la Chambre de commerce internationale, l’Association internationale de radiodiffusion, etc., des dizaines de délégués furent accrédités sous la dénomination « d’organisations non gouvernementales de la société civile ».

III. Conclusion

L’Association américaine de juristes et le Centre Europe – Tiers Monde recommandent au groupe de travail d’examiner, dans le cadre de l’accomplissement de son mandat, les effets des méthodes de travail et des activités des sociétés transnationales sur le fonctionnement des organismes des Nations Unies.

Catégories Campagnes Déclarations DROITS HUMAINS Sociétés transnationales
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